une fois n'est pas coutume. Voilà un texte qui devrait peut-être être adressé à une plate-forme plus professionnelle que celle atteinte par ce blog. Peut-être le sera-t-il... en attendant, il est à classer à la rubrique "humeurs".
Notre
relation à la psychopathologie pourrait bien être ancrée dans notre relation à
ce qui est « autre » que nous.
Harry Stack Sullivan
(années 50 du vingtième siècle - USA) a enseigné au monde que la pathologie
n'est autre qu'une altération du normal, qu'il n'y a pas dichotomie mais bien
spectre, à une extrémité duquel on trouve les maladies tandis qu'à l'autre
extrémité se tient l'individu en bonne santé et inséré dans la norme.
Antérieurement,
Freud avait décrit cette catégorie de l'expérience qu'il a qualifiée de « umheimelish »,
traduit en français "inquiétante étrangeté", catégorie exprimant
notre rencontre avec ce qui, tout en étant autre, nous est tout autant
familier. Comme par exemple ressemblant à ce que nous ressentirions si une
figure de cire du musée Grévin se mettait soudain en mouvement, ou au contraire
si un individu que nous savons vivant s'avérait être inanimé. Rencontre
essentiellement anxiogène.
Irruption de
l' « autre » dans le « même » diraient les
philosophes.
Nous voulons
toujours nous éloigner de cet autre, nous devons nous faire violence pour
rester en sa présence, pour le tolérer, tant il dérange et bouleverse notre
homéostasie.
La
pathologie a pu ainsi être longtemps qualifiée « autre »,
radicalement différente, de façon à nous en exorciser, à l'éloigner de nous.
Les malades étaient éloignés physiquement du monde des vivants, et leurs
troubles étaient des états que ne connait pas l'individu normal.
Dans le vœu
de corriger cette tendance ostracisante jugée nuisible se sont trouvés décrits
plusieurs spectres s'étendant de la normalité au pathologique, et peut-être
convient-il de se plonger un peu sur certains nouveaux écarts, effets latéraux,
qui résulteraient de la création de ces spectres.
On a donc
ainsi longtemps considéré l'autisme comme l'autre absolu. La pire des maladies,
celle qui qualifierait l'antihumain, celui qui tout en étant
phénoménologiquement humain parait cependant appartenir à un autre monde. Il ne
comprend pas l'esprit humain, personne ne parvient à le comprendre, il manie
une arithmétique comme diabolique, il n'a aucune souplesse des situations, il
n'y a pas de véritable communication avec lui.
Dans les
années 1970-75, certains chercheurs assidus à analyser ces troubles trouvèrent
des individus moins sévèrement atteints, pour lesquels on trouva des noms de
syndromes et fut créé (grâce au travail de classification de Wing – Gr.Br.) le
fameux spectre de l'autisme et des troubles de la communication.
S'en est
suivi comme le développement d'une véritable épidémie, au point que le nombre
des individus identifiables comme relevant du spectre de l'autisme alla énormément
croissant.
L'autisme
demeurant une énigme majeure ("comment un individu peut-il être si
profondément enfoncé en lui-même, si peu communicatif, si hermétique à la
communication?"), et surtout étant de plus en plus répandu dans la
population, il devint impératif de l'extraire du monde de la psychologie
dynamique, celle qui cherche les causes des troubles dans le monde relationnel,
dans les complexes et les traumatismes de la petite enfance, celle qui veut
toujours tout interpréter et qui devient rapidement encombrante,
culpabilisante.
Les
mouvements de l'antipsychiatrie, ajoutés aux développements insuffisamment
précautionneux de la psychanalyse engendrèrent un profond lever de bouclier :
il fallait désormais arrêter de culpabiliser la mère, la famille, la petite
enfance.
S'en suivit
un abondant déversement de proclamations scientifiques en vertu desquelles il
n'y a à chercher les causes des troubles de la communication, et, partant, des
troubles de l'attention, avec ou non hyperactivité, celles des déficits de
l'apprentissage (dyslexie, dyscalculie, dysorthographie), celles des troubles
obsessifs compulsifs, des tics, et celles des replis autistiformes, et jusqu'à
l'autisme profond, il n'y a à chercher les causes de tout cela non dans la
dynamique mais dans l'organisme et sa structure, ou tout au plus dans certaines
mutations spontanées (génétiques?) de celui-ci.
"C'est
comme ça ! Les enfants naissent comme ils naissent, certains avec telle ou
telle conformation cérébrale, arrêtez de culpabiliser les parents!" devint
le mot d'ordre incontestable.
Il est
certainement très mal, et surtout très contre productif de culpabiliser le
monde entier, qui finit par ne plus s'arrêter de se demander telle erreur il a
encore faite, qui se retrouve complexé de tous les côtés.
Le résultat
provisoire fut l'apogée d'une psychologie scientifique, symptomatologique et
non étiologique, non philosophique, non interprétative, et surtout non
psychanalytique, la psychanalyse étant l'archétype de l'accusation adressée aux
parents.
Mais voilà
que nous sommes quelques quarante ans après ce mouvement, et que quelques
données sont apparues.
La quantité
d'enfants diagnostiqués en rattachement au spectre de l'autisme-troubles de la
communication se trouvant en hausse perpétuelle, il fut décidé dans les hautes
instances internationales (DSM 5 – 2014) de supprimer des registres
nosographiques les "Asperger", "ted-non autrement
diagnostiqué" en particulier, de manière à juguler l'épidémie. Une façon
de tenter d'annuler ce spectre des troubles de la communication créé quarante
ans plus tôt.
En
parallèle, les découvertes sur le cerveau se sont multipliées, en particulier
grâce à l'usage de la résonance magnétique, et les deux termes les plus
populaires de nos jours en résultante de ces progrès scientifiques sont
"épigénétique" et "élasticité du cerveau".
Si le
premier terme est révolutionnaire (l'épigénétique atteste de modifications du
génome même durant l'existence d'un individu, en fonction de l'environnement),
c'est surtout le deuxième qui me parait devoir aboutir à un nouveau revirement
des conceptions et de leurs implications thérapeutiques.
Si on est
muni d'une thèse organiciste rigide, l'enfant a des déficits innés, et il faut
donc les lui compenser. Médicaments, enseignement cognitif ne sont menaçants ni
l'un ni l'autre. Les laboratoires sont aux anges ainsi que les budgétistes des
soins médicaux (les traitements comportementalistes sont bon marché, ils se
présentent comme limités dans le temps, et surtout ils sont non intrusifs, ce
qui les rend bien plus rassurants à ceux
à qui ils sont proposés que les interminables traitements psychanalytiques).
Seulement,
on aurait assez facilement l'impression que ni médicaments ni "cbt"
(cognitive behavioral treatment) ne sont la solution. Et si on est de surcroît
conduit par les nouvelles découvertes des neurosciences, ayant fait alliance
avec les vues psychanalytiques, l'atmosphère va changer.
Avec les
modifications reçues par les nouveaux courants de la psychanalyse (courant
"relational" américain en particulier), ajoutées à la plasticité
établie du cerveau, j'ai l'impression (l'espoir) qu'on peut s'attendre à
l'arrivée d’une nouvelle ère que je considèrerais d'un très bon œil :
Ces nouveaux
courants ne reviennent nullement accuser les parents ou remonter aux conflits
de la prime enfance, ils remettent par contre à l'ordre du jour la
psychodynamique, celle qui tente d'agir (et d'aider, à défaut de guérir) par
influence sur les processus individuels et inconscients de réponse et
d'adaptation aux situations. Ils réhabilitent l'effort de construction avec le
patient d'un narratif, qui intègre la notion de déduction, qui repose sur le
métabolisme psychique. Ils redonnent au traitement une véritable dimension
psychologique plutôt que de perpétuer ce modèle simpliste d'assistance
fonctionnelle et technique.
Va se mettre
en place tout un courant de thérapeutes qui auront été formés à intérioriser
que l'affectif et le relationnel agissent y compris sur le cerveau, sa
conformation et ses fonctions. Ce nouveau courant sera moins
poursuivi/menacé/ostracisé par ces
thérapies (qui n'en sont nullement) d'enseignement mécanique de capacités à des
enfants qui en seraient prétendument privés de naissance. On va peut-être
retrouver les arguments nécessaires à la remise à l'honneur de thérapies œuvrant
à sortir progressivement des individus des ornières dans lesquelles ils se sont
trouvés coincés, non obligatoirement en leur interprétant freudiennement ce qui leur
est arrivé mais en les accompagnant principalement affectivement et avec
bienveillance, tout en étant à l'écoute de leur vécu et de leur souffrance, et
dans l'acceptation que c'est l'inconscient (non obligatoirement refoulé) qui
est aux commandes du navire individuel de chacun d'entre nous.
Ces
thérapeutes seront moins préoccupés de surtout n'être point trop
« autres », seront porteurs d'un message moins troublant et menaçant
que celui attribué à la première
psychanalyse, seront ouverts à voir - et à faire découvrir - des relations de
cause à effet entre tel vécu et l'apparition (ou la persistance) de tel ou tel
trouble, et ils tenteront d'aider leurs patients non en leur équilibrant le
taux de dopamine, mais aussi en accentuant chez eux le regard - et peut-être
l'emprise - sur le système causes et conséquences de leur propre vie.
Il s'agira
de traitements moins focalisés sur l'inconscient que le préconisait le père de
la psychanalyse, mais selon une approche ne lui tournant pas délibérément le
dos, il s'agira de traitements où on ne cherchera pas le coupable dans la
genèse de tel ou tel trouble ou névrose mais où on acceptera que le trouble
aura été au moins en partie le résultat de l'expérience. Ce sera une nouvelle
vague qui renouvellera le lien intellectuel entre suivi psychothérapeutique et
philosophie existentialiste.
Peut-être
certains enfants et adultes pourront-ils en bénéficier et atteindre - du fait
de la présence à leurs côtés de thérapeutes attentifs - des conduites plus en
harmonie avec le monde environnant, moins caractérisées par l'enfermement,
l'opposition ou la coupure, moins porteuses de vécu d'échec au plan relationnel
comme au plan fonctionnel.
Illustration
:
Deux frères
parmi presque douze.
Ils
s'appellent par hasard des mêmes noms que ceux des deux plus cèlèbres des
enfants du Yaacov biblique, le troisième patriarche.
Un a onze
ans tandis que l'autre n'en a que 9.
Déjà il y a
deux ans, la mère avait pris contact avec moi et souhaité que je prenne le
grand en traitement "du fait qu'il est diagnostiqué sur le spectre des
troubles de communication et reçoit le traitement médicamenteux correspondant",
je n'avais alors pas la possibilité de le recevoir et l'avais adressé à un
confrère. Quand elle me rappelle, elle explique que son fils a été quelques six
mois en traitement, que le psychologue a créé un bon lien avec l'enfant, mais
les a comme "congédiés" sous le prétexte que l'enfant ne lui parait
pas avoir vraiment besoin d'un traitement, "alors que c'est tout juste si
l'école accepte de le garder, il s'en prend aux adultes sans distinction de
l'écart entre eux et lui...et puis il est diagnostiqué!".
Je suis à
moment plus libre et leur donne un rv. L'enfant est très retenu, très
silencieux, mais il établit avec moi un véritable contact, dévoile de
véritables dons artistiques et nous nous voyons ainsi quelques semaines...à
l'issue desquelles je me sens comme mon confrère. Les parents disent qu'il y a
eu à l'école de sensibles progrès, sont un peu déçus que "moi aussi je ne
décèle aucun syndrome de trouble de communication", "cela doit être
parce que je suis aveuglé par ses qualités, comme votre collègue" me
disent-ils. L'été est arrivé, nous convenons d'une interruption, de nous revoir
à la rentrée pour faire le point, et ils me disent alors qu'ils ont en fait
plus de problèmes avec le cadet...bien qu'il ne soit diagnostiqué que souffrant
de trouble déficitaire de l'attention, mais lui aussi sous médicament.
A la
rentrée, je fais donc connaissance avec le petit frère, avec lequel le contact
est en fait peut-être moins facile, mais qui s'avère être brillant au plan
intellectuel. Avec ce deuxième enfant aussi, les séances se succèdent sans que
je ne constate de mon point de vue un réel besoin de traitement, tandis que,
comme avec le premier, les parents attestent de réels progrès dans le cadre
scolaire. Alors qu'ils étaient régulièrement alertés et menacés que les enfants
ne soient renvoyés, tout semble aujourd’hui se passer normalement...et c'est
alors qu'ils me racontent ce qui pour moi sonne comme l'explication de deux ans
et demi de tâtonnement : l'aîné de leurs enfants, âgé maintenant de près de 17
ans avait eu ce qui passerait pour une adolescence à haut bruit (pour laquelle
aussi par ailleurs il n'est pas interdit de tenter de déceler les causes) qui
comporta de graves troubles de conduite - fugues, vols à l'intérieur et à
l'extérieur de la maison - qui provoquèrent l'intervention du juge et le
placement hors de la maison pour un temps de deux ou trois ans. Les parents
sont encore fortement sous le choc de ces épisodes, du traumatisme social et
émotionnel que cela leur provoqua. "Cela a secoué toute la famille"
me disent-ils ...mais sans faire le lien avec les symptômes des deux enfants
m'ayant été adressés, symptômes survenus - comme par hasard précisément pendant
ces mêmes deux-trois années.
L'aîné a
fait, me rajoutent-ils, un véritable travail sur lui-même, il est aujourd'hui
dans une tout autre posture tant au plan social qu'au plan familial...et sans
pour autant m'enlever tout crédit, je dirais volontiers qu'il est bien plus que
moi à l'origine tant des troubles que de la rentrée dans l'ordre des deux
petits frères.
Pourquoi ne
pouvoir considérer les troubles de la conduite, les troubles déficitaires de
l'attention que comme des symptômes exigeant traitements médicamenteux
(psychiatriques!!) et se tenir à ce point dans la méconnaissance ou le déni des
relations de cause à effet entre ces troubles et d'autres dynamiques ayant
perturbé en parallèle l'entière famille ?
Les réponses
sont certainement multiples. Certains resteront persuadés que tout est
possible. Même avec un grand frère turbulent, un petit frère peut ne pas
développer de tels symptômes. Et plus encore, un enfant peut venir au monde atteint
de tels troubles même sans pareils évènements. "Il y a encore d'autres
causes ! Va-t-on me dire (on me le dit sans cesse). Qu'en sais-tu ? Il y a des
mutations génétiques. Nous nous nourrissons aujourd'hui de façon excessivement
chimique" etc.
Je ne peux
nier aucun de ces arguments, je viens ici plaider la cause de la
psychodynamique, celle qui cherche des causes aux phénomènes, et celle qui
tente de trouver le moyen de donner à l'esprit de l'individu une réponse (non
pharmacologique) à ce qu'il lui arrive. Les récentes découvertes de la science
redonnent du poids à cette dynamique, elles attestent de modifications
organiques de la conformation et du fonctionnement cérébraux et jusqu'au
génome, du fait de situations qui viennent frapper l'individu, et - dans une
moindre mesure - du fait du rétablissement en lui de capacité de communiquer,
de rêver, de fonctionner.