jeudi 30 mars 2017

Histoire contemporaine de la civilisation, mouvements de l'esprit, et évolution des phénomènes psychopathologiques et de leurs traitements.

une fois n'est pas coutume. Voilà un texte qui devrait peut-être être adressé à une plate-forme plus professionnelle que celle atteinte par ce blog. Peut-être le sera-t-il... en attendant, il est à classer à la rubrique "humeurs".

Notre relation à la psychopathologie pourrait bien être ancrée dans notre relation à ce qui est « autre » que nous.

Harry Stack Sullivan (années 50 du vingtième siècle - USA) a enseigné au monde que la pathologie n'est autre qu'une altération du normal, qu'il n'y a pas dichotomie mais bien spectre, à une extrémité duquel on trouve les maladies tandis qu'à l'autre extrémité se tient l'individu en bonne santé et inséré dans la norme.

Antérieurement, Freud avait décrit cette catégorie de l'expérience qu'il a qualifiée de « umheimelish », traduit en français "inquiétante étrangeté", catégorie exprimant notre rencontre avec ce qui, tout en étant autre, nous est tout autant familier. Comme par exemple ressemblant à ce que nous ressentirions si une figure de cire du musée Grévin se mettait soudain en mouvement, ou au contraire si un individu que nous savons vivant s'avérait être inanimé. Rencontre essentiellement anxiogène.

Irruption de l' « autre » dans le « même » diraient les philosophes.

Nous voulons toujours nous éloigner de cet autre, nous devons nous faire violence pour rester en sa présence, pour le tolérer, tant il dérange et bouleverse notre homéostasie.

La pathologie a pu ainsi être longtemps qualifiée « autre », radicalement différente, de façon à nous en exorciser, à l'éloigner de nous. Les malades étaient éloignés physiquement du monde des vivants, et leurs troubles étaient des états que ne connait pas l'individu normal.

Dans le vœu de corriger cette tendance ostracisante jugée nuisible se sont trouvés décrits plusieurs spectres s'étendant de la normalité au pathologique, et peut-être convient-il de se plonger un peu sur certains nouveaux écarts, effets latéraux, qui résulteraient de la création de ces spectres.

On a donc ainsi longtemps considéré l'autisme comme l'autre absolu. La pire des maladies, celle qui qualifierait l'antihumain, celui qui tout en étant phénoménologiquement humain parait cependant appartenir à un autre monde. Il ne comprend pas l'esprit humain, personne ne parvient à le comprendre, il manie une arithmétique comme diabolique, il n'a aucune souplesse des situations, il n'y a pas de véritable communication avec lui.

Dans les années 1970-75, certains chercheurs assidus à analyser ces troubles trouvèrent des individus moins sévèrement atteints, pour lesquels on trouva des noms de syndromes et fut créé (grâce au travail de classification de Wing – Gr.Br.) le fameux spectre de l'autisme et des troubles de la communication.

S'en est suivi comme le développement d'une véritable épidémie, au point que le nombre des individus identifiables comme relevant du spectre de l'autisme alla énormément croissant.

L'autisme demeurant une énigme majeure ("comment un individu peut-il être si profondément enfoncé en lui-même, si peu communicatif, si hermétique à la communication?"), et surtout étant de plus en plus répandu dans la population, il devint impératif de l'extraire du monde de la psychologie dynamique, celle qui cherche les causes des troubles dans le monde relationnel, dans les complexes et les traumatismes de la petite enfance, celle qui veut toujours tout interpréter et qui devient rapidement encombrante, culpabilisante.

Les mouvements de l'antipsychiatrie, ajoutés aux développements insuffisamment précautionneux de la psychanalyse engendrèrent un profond lever de bouclier : il fallait désormais arrêter de culpabiliser la mère, la famille, la petite enfance.

S'en suivit un abondant déversement de proclamations scientifiques en vertu desquelles il n'y a à chercher les causes des troubles de la communication, et, partant, des troubles de l'attention, avec ou non hyperactivité, celles des déficits de l'apprentissage (dyslexie, dyscalculie, dysorthographie), celles des troubles obsessifs compulsifs, des tics, et celles des replis autistiformes, et jusqu'à l'autisme profond, il n'y a à chercher les causes de tout cela non dans la dynamique mais dans l'organisme et sa structure, ou tout au plus dans certaines mutations spontanées (génétiques?) de celui-ci.

"C'est comme ça ! Les enfants naissent comme ils naissent, certains avec telle ou telle conformation cérébrale, arrêtez de culpabiliser les parents!" devint le mot d'ordre incontestable.

Il est certainement très mal, et surtout très contre productif de culpabiliser le monde entier, qui finit par ne plus s'arrêter de se demander telle erreur il a encore faite, qui se retrouve complexé de tous les côtés.

Le résultat provisoire fut l'apogée d'une psychologie scientifique, symptomatologique et non étiologique, non philosophique, non interprétative, et surtout non psychanalytique, la psychanalyse étant l'archétype de l'accusation adressée aux parents.

Mais voilà que nous sommes quelques quarante ans après ce mouvement, et que quelques données sont apparues.

La quantité d'enfants diagnostiqués en rattachement au spectre de l'autisme-troubles de la communication se trouvant en hausse perpétuelle, il fut décidé dans les hautes instances internationales (DSM 5 – 2014) de supprimer des registres nosographiques les "Asperger", "ted-non autrement diagnostiqué" en particulier, de manière à juguler l'épidémie. Une façon de tenter d'annuler ce spectre des troubles de la communication créé quarante ans plus tôt.

En parallèle, les découvertes sur le cerveau se sont multipliées, en particulier grâce à l'usage de la résonance magnétique, et les deux termes les plus populaires de nos jours en résultante de ces progrès scientifiques sont "épigénétique" et "élasticité du cerveau".

Si le premier terme est révolutionnaire (l'épigénétique atteste de modifications du génome même durant l'existence d'un individu, en fonction de l'environnement), c'est surtout le deuxième qui me parait devoir aboutir à un nouveau revirement des conceptions et de leurs implications thérapeutiques.

Si on est muni d'une thèse organiciste rigide, l'enfant a des déficits innés, et il faut donc les lui compenser. Médicaments, enseignement cognitif ne sont menaçants ni l'un ni l'autre. Les laboratoires sont aux anges ainsi que les budgétistes des soins médicaux (les traitements comportementalistes sont bon marché, ils se présentent comme limités dans le temps, et surtout ils sont non intrusifs, ce qui les rend  bien plus rassurants à ceux à qui ils sont proposés que les interminables traitements psychanalytiques).

Seulement, on aurait assez facilement l'impression que ni médicaments ni "cbt" (cognitive behavioral treatment) ne sont la solution. Et si on est de surcroît conduit par les nouvelles découvertes des neurosciences, ayant fait alliance avec les vues psychanalytiques, l'atmosphère va changer.

Avec les modifications reçues par les nouveaux courants de la psychanalyse (courant "relational" américain en particulier), ajoutées à la plasticité établie du cerveau, j'ai l'impression (l'espoir) qu'on peut s'attendre à l'arrivée d’une nouvelle ère que je considèrerais d'un très bon œil :

Ces nouveaux courants ne reviennent nullement accuser les parents ou remonter aux conflits de la prime enfance, ils remettent par contre à l'ordre du jour la psychodynamique, celle qui tente d'agir (et d'aider, à défaut de guérir) par influence sur les processus individuels et inconscients de réponse et d'adaptation aux situations. Ils réhabilitent l'effort de construction avec le patient d'un narratif, qui intègre la notion de déduction, qui repose sur le métabolisme psychique. Ils redonnent au traitement une véritable dimension psychologique plutôt que de perpétuer ce modèle simpliste d'assistance fonctionnelle et technique.

Va se mettre en place tout un courant de thérapeutes qui auront été formés à intérioriser que l'affectif et le relationnel agissent y compris sur le cerveau, sa conformation et ses fonctions. Ce nouveau courant sera moins poursuivi/menacé/ostracisé  par ces thérapies (qui n'en sont nullement) d'enseignement mécanique de capacités à des enfants qui en seraient prétendument privés de naissance. On va peut-être retrouver les arguments nécessaires à la remise à l'honneur de thérapies œuvrant à sortir progressivement des individus des ornières dans lesquelles ils se sont trouvés coincés, non obligatoirement en leur interprétant freudiennement  ce qui leur est arrivé mais en les accompagnant principalement affectivement et avec bienveillance, tout en étant à l'écoute de leur vécu et de leur souffrance, et dans l'acceptation que c'est l'inconscient (non obligatoirement refoulé) qui est aux commandes du navire individuel de chacun d'entre nous.

Ces thérapeutes seront moins préoccupés de surtout n'être point trop « autres », seront porteurs d'un message moins troublant et menaçant que celui attribué à la  première psychanalyse, seront ouverts à voir - et à faire découvrir - des relations de cause à effet entre tel vécu et l'apparition (ou la persistance) de tel ou tel trouble, et ils tenteront d'aider leurs patients non en leur équilibrant le taux de dopamine, mais aussi en accentuant chez eux le regard - et peut-être l'emprise - sur le système causes et conséquences de leur propre vie.

Il s'agira de traitements moins focalisés sur l'inconscient que le préconisait le père de la psychanalyse, mais selon une approche ne lui tournant pas délibérément le dos, il s'agira de traitements où on ne cherchera pas le coupable dans la genèse de tel ou tel trouble ou névrose mais où on acceptera que le trouble aura été au moins en partie le résultat de l'expérience. Ce sera une nouvelle vague qui renouvellera le lien intellectuel entre suivi psychothérapeutique et philosophie existentialiste.

Peut-être certains enfants et adultes pourront-ils en bénéficier et atteindre - du fait de la présence à leurs côtés de thérapeutes attentifs - des conduites plus en harmonie avec le monde environnant, moins caractérisées par l'enfermement, l'opposition ou la coupure, moins porteuses de vécu d'échec au plan relationnel comme au plan fonctionnel.

Illustration :
Deux frères parmi presque douze.
Ils s'appellent par hasard des mêmes noms que ceux des deux plus cèlèbres des enfants du Yaacov biblique, le troisième patriarche.
Un a onze ans tandis que l'autre n'en a que 9. 
Déjà il y a deux ans, la mère avait pris contact avec moi et souhaité que je prenne le grand en traitement "du fait qu'il est diagnostiqué sur le spectre des troubles de communication et reçoit le traitement médicamenteux correspondant", je n'avais alors pas la possibilité de le recevoir et l'avais adressé à un confrère. Quand elle me rappelle, elle explique que son fils a été quelques six mois en traitement, que le psychologue a créé un bon lien avec l'enfant, mais les a comme "congédiés" sous le prétexte que l'enfant ne lui parait pas avoir vraiment besoin d'un traitement, "alors que c'est tout juste si l'école accepte de le garder, il s'en prend aux adultes sans distinction de l'écart entre eux et lui...et puis il est diagnostiqué!". 
Je suis à moment plus libre et leur donne un rv. L'enfant est très retenu, très silencieux, mais il établit avec moi un véritable contact, dévoile de véritables dons artistiques et nous nous voyons ainsi quelques semaines...à l'issue desquelles je me sens comme mon confrère. Les parents disent qu'il y a eu à l'école de sensibles progrès, sont un peu déçus que "moi aussi je ne décèle aucun syndrome de trouble de communication", "cela doit être parce que je suis aveuglé par ses qualités, comme votre collègue" me disent-ils. L'été est arrivé, nous convenons d'une interruption, de nous revoir à la rentrée pour faire le point, et ils me disent alors qu'ils ont en fait plus de problèmes avec le cadet...bien qu'il ne soit diagnostiqué que souffrant de trouble déficitaire de l'attention, mais lui aussi sous médicament.
A la rentrée, je fais donc connaissance avec le petit frère, avec lequel le contact est en fait peut-être moins facile, mais qui s'avère être brillant au plan intellectuel. Avec ce deuxième enfant aussi, les séances se succèdent sans que je ne constate de mon point de vue un réel besoin de traitement, tandis que, comme avec le premier, les parents attestent de réels progrès dans le cadre scolaire. Alors qu'ils étaient régulièrement alertés et menacés que les enfants ne soient renvoyés, tout semble aujourd’hui se passer normalement...et c'est alors qu'ils me racontent ce qui pour moi sonne comme l'explication de deux ans et demi de tâtonnement : l'aîné de leurs enfants, âgé maintenant de près de 17 ans avait eu ce qui passerait pour une adolescence à haut bruit (pour laquelle aussi par ailleurs il n'est pas interdit de tenter de déceler les causes) qui comporta de graves troubles de conduite - fugues, vols à l'intérieur et à l'extérieur de la maison - qui provoquèrent l'intervention du juge et le placement hors de la maison pour un temps de deux ou trois ans. Les parents sont encore fortement sous le choc de ces épisodes, du traumatisme social et émotionnel que cela leur provoqua. "Cela a secoué toute la famille" me disent-ils ...mais sans faire le lien avec les symptômes des deux enfants m'ayant été adressés, symptômes survenus - comme par hasard précisément pendant ces mêmes deux-trois années.
L'aîné a fait, me rajoutent-ils, un véritable travail sur lui-même, il est aujourd'hui dans une tout autre posture tant au plan social qu'au plan familial...et sans pour autant m'enlever tout crédit, je dirais volontiers qu'il est bien plus que moi à l'origine tant des troubles que de la rentrée dans l'ordre des deux petits frères.

Pourquoi ne pouvoir considérer les troubles de la conduite, les troubles déficitaires de l'attention que comme des symptômes exigeant traitements médicamenteux (psychiatriques!!) et se tenir à ce point dans la méconnaissance ou le déni des relations de cause à effet entre ces troubles et d'autres dynamiques ayant perturbé en parallèle l'entière famille ?
Les réponses sont certainement multiples. Certains resteront persuadés que tout est possible. Même avec un grand frère turbulent, un petit frère peut ne pas développer de tels symptômes. Et plus encore, un enfant peut venir au monde atteint de tels troubles même sans pareils évènements. "Il y a encore d'autres causes ! Va-t-on me dire (on me le dit sans cesse). Qu'en sais-tu ? Il y a des mutations génétiques. Nous nous nourrissons aujourd'hui de façon excessivement chimique" etc.
Je ne peux nier aucun de ces arguments, je viens ici plaider la cause de la psychodynamique, celle qui cherche des causes aux phénomènes, et celle qui tente de trouver le moyen de donner à l'esprit de l'individu une réponse (non pharmacologique) à ce qu'il lui arrive. Les récentes découvertes de la science redonnent du poids à cette dynamique, elles attestent de modifications organiques de la conformation et du fonctionnement cérébraux et jusqu'au génome, du fait de situations qui viennent frapper l'individu, et - dans une moindre mesure - du fait du rétablissement en lui de capacité de communiquer, de rêver, de fonctionner.