On
a souvent l'impression qu'aux eis, la durée de vie d'une génération est
d'environ trois ans. Soit que l'animateur lambda soit vite absorbé par ses
sacro saintes études, soit qu'il change rapidement de cheval. Je lis par
exemple ces derniers jours sur FB qu'Olivier Jaoui est offusqué par un
animateur d'aujourd'hui qui date l'ouverture du groupe local d'Antony à cette
dernière décennie, soit bien après que lui, Olivier l'ait créé en 1981 ou
quelque chose comme ça. Mais moi-même avais reçu en 1974 la tâche ingrate de
fermer le groupe local dont l'identité faisait plus que battre de l'aile, et
avec une maitrise jugée plus nocive qu'autre chose ( je suis par ailleurs resté
plutôt perplexe de la situation, et que j'aie accepté ce rôle, en soi plus
nocif que constructif mais c'est un autre sujet). Visiblement, à l'arrivée
d'Olivier, personne ne se souvenait plus de rien. C'était une nouvelle
génération "qui ne savait plus qui était Joseph" (Shemot 1, 8). De même, les animateurs du groupe local place des Vosges peuvent très bien s'imaginer l'avoir créé de leurs propres mains, ignorant magistralement ce qu'Emilie, Daniel, Isabelle, Michel Klein, et d'autres y compris Marianne et moi avons fait là-bas. Pour rester dans le contexte de l'Egypte, c'est le syndrôme dit "du Pharaon" : " le Nil est moi et c'est moi-même qui m'ai créé" (Ezechiel, 29, 3), "syndrôme" d'auto-suffisance et de réaction au transgénérationnel.
En
contraste avec ce défilement si rapide dont je vis régulièrement d'autres
et d'autres exemples, les eis vivent au rythme d'"e.i. un jour e.i.
toujours" et dans la conscience d'appartenir à un mouvement bientôt
centenaire, dont ils ont connu personnellement ou presque les fondateurs, ou
tout un tas d'anciens, qu'ils ont allègrement tutoyés, comme si aucun fossé de
génération ne les séparait, ne séparait personne.
Et
donc, y a-t-il éducation sans transgénérationnel ? D'un côté, on reçoit de
quelqu'un du fait même qu'on lui attribue ou lui reconnait un ascendant, et
cela procède du transgénérationnel, ou du transférentiel pour parler un autre
langage. Mais sont-ce les seules occurences de l'éducation ? Il semble
que l'édification d'un individu, qui, elle-même ne se confond que très
partiellement avec l'étendue de son savoir, provienne non moins d'autre chose
que j'appellerais expériences fondatrices.
C'est
un des domaines sur lesquels bute désespérément la psychologie cognitive, dans
son apparente incapacité d'accepter que tout ce que sait l'individu ne provient
que pour une - faible ? - part du cognitif et de l'apprentissage à proprement
parler. L'individu apprend par mille et une manières, dont on pourrait presque
suggérer que le cognitif est un élément mineur du phénomène. Tous ont entendu à
un moment ou à un autre que l'individu moyen n'utilise que 5% de ses capacités
cérébrales, les musiciens en utilisant environ 7%. Freud a tenté de briser
cette doxa, en énonçant les règles du développement, vu par lui
"psychosexuel", c'est à dire autant tributaire du monde pulsionnel
que du monde psychique.
D'autres
théoriciens de la psychanalyse ont depuis suggeré que la thèse de Freud,
pour être très interessante et respectable, n'en reste pas moins encore
partielle. On ne couvre pas tout avec le pulsionnel. D'autres axes existent.
Concernant les pourcentages enoncés plus haut, je souhaite apporter une version
un peu modifiée : ce n'est pas que l'individu n'utilise que 5% de ses
capacités, c'est que le monde de l'éducation, le monde du travail et la
société, ne savent quantifier que les 5% qui sont visibles, quantifiables, et
consacrés à la productivité.
L'individu,
lui, utilise beaucoup plus, mais n'a que peu de chances de se voir crédité en
proportion. Je suggère que les e.i.s donnent à l'individu quelque chose qui
procède d'un de ces domaines qui édifient un individu mais ne se voient pas à
l'oeil du ministère de l'éducation ou de celui du travail. Quelque chose qui
est peut-être beaucoup plus important qu'il n'y parait, un peu comme si il
s'agissait des 95% non comptabilisés par le monde occidental normal.
Et
c'est en fait souvent par la satisfaction d'avoir soi-même créé, qui procède de l'anti-transgénérationnel (qui est donc en fait l'envers du décor du transgénérationnel, donc, non moins transgénérationnel...) mais aussi de la créativité et de l'élan personnels, que l'individu se dépasse, se surpasse, grandit. C'est la raison pour laquelle j'ai l'impression que le terme génération
n'est pas le bon.
En
ce qui me concerne, je préférerais parler de tranches, ou de phases. Ce sont
ces dernières qui nous façonnent, et il se pourrait bien que seule une partie
d'entre elles s'apparente (si j'ose dire..) au mode parents-enfants.
Ma
vie e.i. se partagerait ainsi de mon point de vue en deux tranches. Une
première, dont j'achève l'analyse et les souvenirs dans le présent chapître, et
qui s'étend de mon entrée véritable au mouvement en 1972, à mon alyah en
1981.
Au
cours de cette période, j'ai eu des référents, de qui j'ai oui ou non reçu, à
qui j'ai rendu des comptes, j'ai eu des pairs, avec des écarts d'âge pouvant
aller jusqu'à cinq ou six ans, et j'ai transmis-enseigné-ai eu de l'ascendance
du fait des fonctions que j'ai remplies. Et durant cette période, non moins, je
me suis beaucoup développé. Au plan humain, au plan social, au plan de la
créativité, de la responsabilité, de la confiance en moi-même, de la prise de
conscience de mes capacités, au plan des décisions qu'il convient que je prenne
pour ma vie, mon lieu de résidence, mon activité.
Tout
n'est pas au mérite des e.i.s. Je ne sortais pas de la forêt comme Mowgli, ou
Victor de l'aveyron, J'avais grandi dans une famille, dans une maison, dans un
système social, dans une communauté, et tous ceux-ci comptent, mais ils sont du
registre de la nourriture quotidienne. Celle qui est vitale. Tandis que les
e.i.s agissent à un autre registre que j'appelle celui des expériences
fondatrices. Ces expériences fondatrices sont très liées à l'âge adolescent,
parce qu'elles sont comme des poussées, des saillies de l'individu, et celui-ci
est d'autant plus enclin à ces saillies qu'il est adolescent, c'est à dire
qu'il est lui-même en telle phase. Mais ces poussées ont lieu quand l'impulsion
intérieure est activée par l'extérieur, par un extérieur non parental, et c'est certainement le rôle joué par
les e.i.s pour beaucoup de gens.
La
deuxième tranche, sera racontée par la suite, et est d'une autre nature,
beaucoup moins adolescente, beaucoup moins pulsionnelle, beaucoup moins
existentiellement fondatrice.
Quant
à la première tranche, elle semble s'achever fin août 81, avec notre départ en
Israël. Nous nous sommes alors séparés d'une vie qui avait été la nôtre au
profit d'une nouvelle, différente en de nombreux aspects. J'ai continué à un
peu vibrer en phase avec les gens de cette tranche, par exemple quand ils
étaient ensemble - et nous non puisque nous étions en Israël - au soixantième
(1983), ou peut-être même encore quand j'ai été invité à participer au CN de
1985, mais déjà, c'était le début de la nouvelle tranche.
La
période s'était bien achevée avec mon départ de l'auberge e.i. en août 1981.
Pour
la deuxième année consécutive, nous dirigions "l'auberge e.i.",
l'année précédente dans la fameuse maison de l'OSE de Morgins, où Alain et Tily
avaient fait un mois, et nous un mois, et cette année à La Toussuire, dans une
maison catastrophique ( je peux bien te l'avouer aujourd'hui Alain Grinbaum,
toi qui avais été en charge de la prospection. Il y a prescription. Et de
toutes façons, les gens ne se sont en fait pas plaints...mais on n'a jamais su
comment ni pourquoi parce que la maison....) mais où l'ambiance fut encore une
fois très sympa.
Combien
d'années les e.is ont-ils ainsi continué ce
projet, d'offrir des vacances cachères, pas chères, et avec ambiance e.i. ?
La
première année, le plus marquant pour nous avait été d'être nous-mêmes les
patrons de ce lieu où nous avions été comme colons, comme adolescents.
S'étaient inscrits les parents de quelques e.i.s de notre génération, tels les
parents Klein, la famille Silberstein, et plusieurs non-e.i.s, dont un groupe
de trois chelikhim et leurs familles, en recherche de lieu de vacances
pittoresque, et auxquels finalement je dois les mécanismes réalisateurs de
notre alyah, comme je le raconterai plus loin.
Nous
avions intégré l'auberge à Morgins à une large tournée vacances dans le sud,
peu de temps après avoir mis Ayala au monde et l'y avoir accueillie dans le
bruit fracassant de la fabrication de ma première bibliothèque. Nous sommes
allés là-bas après être passés par le Tarn où les Khenkine faisaient leurs
premières armes avant de devenir comme tarnois autochtones (cette année,
nous étions en leur compagnie quand ils visitèrent le vieux presbytère qui
devint le célèbre Montrosier), et après s'être arrêtés à Morzine, dans un
chalet familial que j'ai bien connu, et où Philippe et Follow, un couple d'amis
de lycée en cours d'études de lutherie à Crémone (Italie), faisaient leurs
devoirs d'été.
C'est
autour de cette anecdote que s'est insérée une importante autre phase hautement
édificatrice de ce que je suis, et semble-t-il dénuée de la moindre composante
générationnelle.
Là-bas,
au cours de ce bref séjour, je contractai mon attachement définitif au travail
du bois, dans l'atelier improvisé d'apprentissage de fabrication des violons de
Philippe et Follow. Je découvrai là, peu après les toutes premières expériences
de travail du pin, bois tendre et dépourvu de noblesse, un autre niveau de
relation au bois. Chez eux, il y avait l'érable et le sapin utilisés à la
fabrication des violons, et il y avait aussi et surtout un outillage
conséquent, scie à ruban, colonne, rabots, ciseaux, gouges, et autres.
J'achetai à Morzine mes deux premiers ciseaux à bois, un rabot, une pierre à
affûter, et le bois de ce qui devint dix ans seulement plus tard notre table
basse de salon, mais surtout j'emportais de ce séjour avec moi les fruits d'un
enseignement, ou d'une initiation, qui s'était produite hors tout champ
transgénérationnel ou transférentiel.
De
là-bas, nous rejoignâmes Morgins, libèrâmes de leurs fonction Alain et Tily et
assumâmes le mois d'août.
La
direction en elle-même nous laissa assez peu de temps pour faire de la
montagne, mais nous descendîmes trois fois à Montreux. Une fois pour y visiter
le chateau, et deux fois pour emprunter à la yeshiva le matériel de réparation
du sefer Torah des e.i.s qui était avec nous. Une faute était apparue lors de
sa lecture, et monsieur Klein, le père de Yolande, de Michel, de Gabriel, bref
de tous les enfants Klein, était (aussi) sofer stam. J'apportai le matériel, et
il corrigea le séfer. A cette période, je photographiais surtout en noir et
blanc mais j'ai de là-bas aussi quelques photos couleurs.
Les
gens venaient, restaient quelques jours après avoir réservé ou non. Dans la
journée, ils se baladaient, parfois en notre compagnie (mais à cette période,
Ayala dormait tous les jours trois heures l'après-midi, comme une montre suisse
), parfois seuls, et nous chantâmes plusieurs soirs. C'était très sympa.
Les
chelikhim avaient paru enchantés. On se quitta sans trop de cérémonie, ils
étaient sur la fin de leur période en France, et retournaient en Israël.
Et
c'est par cette rencontre que se fit notre alyah, quand je reçus mi-juin, à
l'école Maïmonide, un appel d'un des trois, Claude Sitbon, qui, s'étant souvenu
de moi depuis l'été dernier, me proposait un poste de directeur d'un des
internats du lycée français de Jérusalem.
Ça
tombait à point. Les trois ans depuis notre premier essai s'étaient écoulés,
j'avais fini une licence, Marianne la partie universitaire de ses études de
médecine, j'avais même fait les démarches - et les examens, GRE,TOEFFL - pour
tenter de poursuivre mes études à Jérusalem (mais fondais très peu d'espoir sur
une réponse positive, la conseillère du m.a. de psycho m'ayant averti sans
ménagement : "vous n'avez aucune chance".), rien n'était encore
organisé au plan matériel et voilà que tombaient du ciel logement et salaire.
Plus tard, tomba aussi la réponse miraculeusement positive de l'université.
En
juillet je fis le voyage aller-retour, rencontrai les boss de l'agence juive, à
qui j'eus la maladresse de raconter que j'attendais une réponse de l'université
de Jérusalem, ce qui me coûta de devoir m'engager à ne pas faire d'études
simultanément à la direction de l'internat (l'avenir montra qu'il y avait eu
ici comme une erreur...), et nous partîmes diriger l'auberge à La Toussuire.
Les
deux évènements marquants de cette deuxième session - qui fut, malgré la
maison, aussi sympa que la précédente, avec le même genre de public (dont une
partie revenait de l'année précédente) et le même mode - furent les premiers
pas d'Ayala, qui furent célébrés par des beignets ( de madame Benaych) et l'enthousiasme de tous les
présents, et notre décision commune à Valérie - qui était cuisinière - et moi,
d'arrêter de fumer.
Quant
à moi, cette cigarette que j'écrasai dans le cendrier en la proclamant
"dernière", fut effectivement la dernière, alors que je crains qu'il
n'en ait pas été de même pour Valérie.
Je
me rappelle que j'appréhendais un certain nombre de situations que j'étais très
habitué à ne mener qu'avec une cigarette. En particulier, l'après "bon
repas", l'après havdalah, mais aussi le trajet en voiture La
Toussuire-Paris. J'aimais beaucoup conduire (la saturation du réseau routier
israélien m'a un peu désintoxiqué), et en particulier de nuit, et j'aimais
beaucoup ce long moment où on est seul réveillé, dans la voiture comme en
dehors, où la route se déroule et se déroule et où on allume une cigarette de
temps à autre.
Je
rentrais, accompagné d'Ayala et de ma belle-mère (Marianne, je crois, nous
avait précédés, en train), en trajet de nuit, et après les avoir déposées,
elles et la voiture, je continuai pratiquement sans transition, flanqué d'une malle
de camp, vers l'aéroport. Devant accueillir les élèves pour la rentrée
scolaire, je partais seul. Marianne et Ayala me rejoignirent un mois plus tard.
C'était septembre 1981. Nous étions devenus
israéliens.