dimanche 10 octobre 2021

Sur le film Incendies (Sophocle n’avait rien vu)

  



Le film de Denis Villeneuve (2010), basé sur une pièce de théatre d’un dramaturge canadien originaire du Liban, Wajdi Mouhawad, a été largement primé, apparait sous de nombreuses plumes paré du qualificatif « grand film », et est même au nombre des sources d’un livre professionnel psychanalytique ayant très récemment vu le jour aux U.S.A. et traitant des thèmes de l’impact pervers des souffrances humaines, souffrances infligées par les blessures narcissiques, la soif de grandeur et les manifestations psychiques érotisées de tout cela (Timeless grandiosity and eroticized contempt : technical challenges posed by cases of narcissism and perversion, Michael and Batya Shoshani, 2021).

Dans le célèbre thème tragique grec mettant en scène Laïos, Jocaste, Antigone et ses frères et Oedipe, le héros principal porte ce nom du fait de la malformation de ses chevilles.
Dans notre film, le tragique anti-héros porte au talon une marque qui constitue le fil rouge de l’histoire, et qui est vraisemblablement le clin d’œil, et le renvoi, au personnage Oedipe, d’autant plus que l’histoire des personnages du film contient un thème d’inceste, plus grave encore que celui d’Oedipe.

Tout le monde sait que le complexe d’Oedipe occupe une place centrale dans la théorie freudienne, le tout un chacun connait moins les nombreuses élaborations auxquelles il a donné naissance, par exemple autour de la question de la mise en acte. L’enfant serait donc potentiellement atteint et névrosé du fait de la pulsion à se comporter comme Oedipe, mais que se produit-il au chapitre mental quand, comme dans le cas d’Oedipe, l’inceste a effectivement lieu ?

Et donc, le film nous apparait comme une sorte de variation moderne sur un des thèmes célèbres de la mythologie grecque.

Le film raconte une histoire emberlificotée, si ce n’est tirée par les cheveux, et semble nous donner une leçon d’histoire, si ce n’est d’édification des personnalités : Vivez au moyen orient (le film fait semblant de « cacher » les lieux desquels il parle, pays non nommé, lieux aux noms factices, mais cela n’est vraisemblablement que pour mieux désigner le Liban) et vous aurez l’identité psychologiquement ravagée par le chaos dans lequel vous aurez grandi.

Le film semble même (me) suggérer que la tragédie grecque est « petite joueuse », et nous présente des situations que notre civilisation dite moderne a « su » considérablement aggraver.

L’histoire de notre film est ainsi à vomir. Est-ce la condition pour qu’une production cinémato-littéraire atteigne les sommets visés par son auteur ?

Ne fera-t-on histoire qu’au moyen de la brutalité ? Si on élargit, on aboutit à une bizarre théorie ontologique du trauma : « les traumatismes édifient l’individu », ou plus accentué « c’est grâce aux traumatismes que s’édifie l’individu », ou, pire encore « sans traumatismes, point d’évolution ».

Cela renvoie-t-il aux épisodes des parchiot Beréchit (faute de l’arbre, meurtre de Abel), Noah (déluge, tour de Babel) ou vayéra (destruction de Sodome et Gomorrhe) ? Ou encore à l’Exode et à la sortie d’Egypte, évènement fondateur majeur du peuple juif ?

Y a-t-il matière sur base de ce film à traiter comparativement les histoires contemporaines du Liban…et d’Israël ?

Je ne prétends pas traiter de tout cela de façon aboutie, ce serait le sujet d’une thèse d’état et nous sommes sur un blog…(mais si on m’envoie des remarques, je dialoguerai avec plaisir).

Mais je voudrais que l’on note que le sujet qui va ici être abordé a de profondes ramifications, prolongements ou racines selon l’angle sous lequel on va considérer la chose.

Je voudrais quant à moi me limiter à cette référence, dans un livre qui s’interroge sur la possibilité d’aider les patients, à un film qui présente surtout combien un individu peut se trouver ravagé par les situations dont son histoire personnelle est émaillée.

Je veux chercher - et entre autres en réaction à la sur utilisation dans le paysage français du concept « pervers narcissique » - comment aider à une meilleure utilisation du concept, et comment aider - est-il possible d’aider ? - quelqu’un dont le narcissisme aura été perverti, au point de le déséquilibrer psychiquement.

Dans ce film, on ne décèle pas, à première vue, de pervers narcissique.

Qui serait pervers narcissique ? Le sens couramment (et faussement à mon sens) admis - et galvaudé dans le langage actuel - désigne un individu qui abuse de façon perverse de sa relation avec autrui, du fait de ses propres besoins narcissiques.

Dans cette utilisation, tant le mot pervers que le mot narcissique ont valeur de gros mots.

Je voudrais rappeler, comme en introduction, que si le concept est en référence au monde psychiatro psychanalytique, rien de ce monde n’est utilisé à fins péjoratives. On ne pose pas un diagnostic en punition ni même en verdict, mais à fins de soigner.

Le mot perversion renvoie à Freud et à ses « trois essais sur la théorie de la sexualité » de 1905, dans lequel il évoque la perversion, et le terme narcissisme a lui aussi été en premier temps développé par Freud, dans le cadre de la description de l’évolution ontologique de l’appareil psychique.

En hébreu, le mot perversion est identique au mot déviation (y compris quand on parle d’un véhicule qui aura dévié de sa route) et cette identité permet de comprendre qu’avant de parler d’un délit, on parle ici d’une sortie accidentelle de l’axe sain.

Dans le cas du narcissisme, même s’il renvoie à l’image mythologique d’un individu outrancièrement épris de lui-même (Narcisse), son utilisation concerne une part de l’investissement psychique normal, partagé entre intérêt pour autrui, intérêt libidinal de recherche de plaisir, intérêt pour soi-même, et encore d’autres.

Nous avons tous du narcissisme, il est souhaitable que nous en ayons, il faut essayer de voir quand ce narcissisme est constructif ou destructif, quand il sert ou dessert les relations à autrui. Au sens professionnel, la perversion narcissique désigne les situations où le narcissisme a dévié de sa route, et est devenu plus malsain que sain, pour l’individu lui-même ou pour son entourage.

Un individu qui souffre d’une image de soi surtout négative est un pervers narcissique. La question est de savoir ce qu’il fait avec cela. S’il souffre ou fait souffrir les autres, s’il travaille le sujet ou tente surtout de l’éloigner de lui-même. Si cela l’empêche d’établir puis de maintenir des relations interpersonnelles, ou de couple, ou si cela dénature ces relations.

Dans le film, on ne voit personne humilier personne intentionnellement, on ne voit pas de relations interpersonnelles, et on ne voit pas la souffrance psychique ressentie.

Dans le film, on voit comment la société moderne, (ou peut-être archaïque ?) détruit les individus, les fait souffrir au point qu’ils deviennent des bourreaux, des violeurs, des assassins, ou des victimes, violées et torturées.

Personnellement le film m’a fait dans un premier temps remercier le ciel de n’avoir pas grandi au Liban, ni au Canada. Le Liban (sans être nommé expressément mais c’est de lui qu’il s’agit) est présenté comme l’enfer sur terre, ravagé d’incendies (le titre du film), tandis que le Canada, qui est un pays où l’eau domine, peut finalement - par l’eau, qu’on aurait souhaité antinomique, thérapeutique au feu - autant occasionner des tragédies psychiques que le feu. Et on est visiblement conviés à se demander combien toutes ces guerres ne sont pas de la perversion narcissique généralisée, qui pousserait ainsi des peuplades presque identiques les unes contre les autres, persuadées d'être humiliées ou meilleures l'une que l'autre.

 

Mais je veux rester sur la question de l'individu et revenir sur ceux que le film nous montre.

Le personnage central du film, Nawal, a ainsi énormément souffert, au point d’avoir été puissamment traumatisée, au Liban, et c’est au Canada qu’elle élabore comment gérer - post-mortem ! - sa souffrance.

Avait-elle besoin pour cela de tant nuire psychiquement à ses propres enfants ? Aurait-elle eu la capacité de les épargner ? La souffrance psychique qui leur est ainsi infligée est-elle préférable à ce de quoi leur esprit a été inconsciemment nourri ?

Ou, en d’autres termes - et si c’est la question (une des questions) que pose le film - un individu devient-il pervers narcissique du fait de messages inconsciemment ou consciemment véhiculés ? Un individu combat-il mieux ses difficultés narcissiques en affrontant ouvertement les vérités du passé ?

Les deux jumeaux du film vivront-ils une meilleure vie maintenant que leur mère (décédée) leur a asséné la réalité de leur naissance ? Ou ne se trouvent-ils pas maintenant dans la situation d’avoir à panser des plaies dont ils n’avaient aucune conscience, en plus de celles desquelles ils souffrent déjà ?

Il y a bon nombre d’allusions dans le film à la façon lacunaire (et peut-être donc nocive) par laquelle cette mère a élevé ses enfants. Au vu de son histoire, on ne peut que compatir, et comprendre, mais le film montre aussi comment les enfants n’élaborent pas le sujet, patiemment, dans le cabinet du thérapeute, mais au contraire le subissent comme par le biais d’un rouleau compresseur, contraints par une exigence testamentaire à aller interroger le passé au Liban. Et après la mort de leur mère de surcroît. Et pour aboutir à une telle situation tragique qui met Oedipe et la mythologie grecque au rang de petits joueurs.

Je crains de ne désavouer un peu tout l’ensemble. Non que je critique la création d’œuvres violentes dans l’absolu, mais du fait du caractère malsain et des effets secondaires de la tragédie ici présentée (après avoir été inventée).

Dites que la politique coloniale (de la France en l’occurrence) au moyen orient a fait plus de dégâts que n’a apporté de progrès. Dites que les guerres et certains atavismes culturels sont nocifs, mais pourquoi établir de telles équations ? Pourquoi faire l’apologie (indirecte mais très fortement suggérée) des actes de cette pauvre femme ? Et surtout pourquoi tenter d’ériger en mythe ce qui est un cas quand même très loin d’être générique ?

Pour venir suggérer que de même que le complexe d’Oedipe est universel, alors il convient d’élever les évènements contemporains au rang de mythe ?

Si, dans la Vienne du début du 20ème siècle, on souffrait surtout de névroses œdipiennes, souffre-t-on aujourd’hui de la contamination de la perversion narcissique du fait de ce que nous a apporté le 20ème siècle ?

La perversion narcissique ne trouve pas sa source dans la guerre extérieure mais dans ce qui se joue entre parents, enfants et le monde extérieur, en particulier au chapitre de la crainte de ne pas être capable de réussir à l’école, en société, au travail. On peut très bien imaginer comment un enfant qui grandit dans le giron d’une personne hautement traumatisée développera de tels troubles, mais ceci n’engendre pas forcément cela.

Elle ne se traite à mon sens que dans le cabinet du thérapeute, en traitement à long terme, et le succès n’est pas garanti pour cela, et certainement pas d’entrée de jeu, mais il est malsain de ne faire que la décrier, ou revendiquer d’en avoir été victime.

mercredi 15 septembre 2021

Sur la "convocation d’automne", les instruments de musique et le post modernisme. Perles du midrach.

 



Fêtes austères, jours terribles, pour lesquelles le repentir occupe la place centrale, jour du jugement, jour de jeûne, dit du "grand pardon".

Y a-t-il plus individuel que ce moment annuel de reprise de soi, d’auto-examen, de mea culpa ?

Longues heures passées en prière, en austérité, le tout scandé par le shofar, cet instrument dont on pourrait se demander s’il en est un ? Lui dont le son est si rauque, lui sur lequel on ne trouve aucune touche, aucun accessoire par l’intermédiaire duquel moduler le son.

Le midrach sur les versets 2,3 et 4 du psaume 81, psaume chanté en son temps chaque jeudi au temple, et évoqué répétitivement le jour de rosh hashana, a un autre regard.

Sur le verset 3 qui énumère trois instruments de musique, le tambourin, le violon, la harpe (je choisis de donner à ces noms hébraïques leur signification d’aujourd’hui, même s’il est clair que les psaumes ne sauraient parler de ce que nous appelons aujourd’hui violon ou harpe) le midrach nous étonne : «  le violon est seul, la harpe est seule » dit-il. Ou pire encore : « La harpe est ainsi nommée (nevel) car elle abime (menabel) la mélodie »…comme pour venir désapprouver leur utilisation en solo.



Et d’ajouter « avec l’ajoût des cordes, ils deviennent en interaction », comme pour dire : ce sont les cordes par lesquelles on atteint une musique, une harmonie.

Effectivement, tant le violon que la harpe ne sont que des assemblages de bois, assemblages travaillés et formes perfectionnées, certes, ils ne restent néanmoins que de la menuiserie, et ne deviennent instrument de musique qu’avec l’adjonction des cordes.




 Voilà qui procède d'une réflexion très minutieuse, à laquelle je ne me suis moi-même élevé que par la fabrication de tels instruments.  Et il semble même que les utilisations différentes de ces cordes, cordes pincées ou frottées, et du matériau utilisé pour les fabriquer (cuir) sont inclues dans cette réflexion.


Dans la mesure où il s’agit d’un psaume lu le Jour du Jugement, on comprend bien que les sages du midrach ne tiennent pas un colloque ni sur l’artisanat ni sur la musique. Leur propos est le repentir, l’être humain.

Lequel a aussi un corps, aux formes très perfectionnées, aux assemblages très savants, mais lequel a aussi ….des cordes ! Des cordes – vocales - sans lesquelles il ne saurait émettre ni musique, ni parole ni même son. Le corps humain aussi est entouré de peau.

Et de nombreuses études modernes ont été faites sur la part du corps dans l’action, le vécu et la réflexion humains. On trouve cela dans les écrits de psychanalystes anglo-saxons (Esther Bick par exemple) ou français (Didier Anzieu - le moi-peau, Françoise Dolto - l’image inconsciente du corps, Marie France Castarède - la voix et ses sortilèges).

Mais le midrach ne parle pas uniquement de l’homme seul, de l’instrument seul, qui passe d’ouvrage d’ébéniste à caisse sonore, le midrach parle d’harmonie, d’interaction entre le violon et la harpe.

Comme s’il venait discuter des vertus comparées de la situation de l’homme seul et de l’homme en société.

Comme s’il venait peut-être interpeller cette notion d’auto examen, d’individualisme.

Le psaume mentionne aussi le shofar, qui est instrument non pourvu de cordes, et qui émet quand même des sons, sans pour autant pouvoir interagir musicalement avec aucun instrument, et le midrach réquisitionne aussi le verset 16 du psaume 89, que l’on prononce aussi le jour de roch hachana après chaque sonnerie de shofar « heureux le peuple à qui la notion de sonnerie est familière », pour s’interroger sur ces derniers mots : « que signifie à qui la sonnerie est familière »? Et proposer trois réponses :
1. Est familier de la sonnerie du shofar le peuple qui marchait dans le désert, et au sujet duquel il est écrit dans la Torah (Nombres 10 10 ) qu’il se mettait en route ou interrompait sa marche au rythme du shofar.
2. Est familier le peuple dans lequel les sages savent établir le calendrier, et donc calculer parfaitement la date à laquelle il convient de sonner du shofar parce que c’est le jour du jugement. Et ce calcul est particulièrement difficile puisque rosh hashana tombe à la tête du mois, quand la nuit est sans lune et quand il n’y a pas de possibilité de vérifier la date en observant la lune. Il faut savoir calculer.
3. La troisième interprétation est la plus profonde, repose sur le sens plus figuré de cette "familiarité". Est familier de la sonnerie, dit rabbi Abahou qui sait par son intermédiaire dialoguer avec le monde d’en haut, qui sait s’adresser au Créateur, le satisfaire et ainsi agir sur lui.

 

Et selon cette dernière interprétation, le shofar est "l'instrument de l'amélioration" (shipour), par le renouvellement (hodesh – mois, lu : hidouch), et c'est l'interaction entre celui qui sonne et celui qui entend qui provoque ces mouvements de l'humain, peut-êter en certaine analogie avec le système de la psychothérapie qui aide le patient non tant du fait des interprétations du thérapeute que du fait de sa présence, et de la relation qui se sera instaurée avec lui..

Comme si les sages du midrach (que Lévinas dans son admiration pour eux nommait les docteurs du talmud) 1300 ans avant que la notion ne naisse en occident s’interrogeaient déjà sur les bienfaits comparés du modernisme et du post modernisme, sur la question des impacts comparés de l’action individuelle ou concertée sur la réponse à l’attente divine concernant la marche du monde.

Comme si bien avant la deuxième moitié du 20ème siècle, avant que le psychanalyste anglais Winnicott n’écrive sur les phénomènes transitionnels, et sur la santé mentale comme se forgeant dans la relation interpersonnelle, les sages du midrach se posaient déjà la question.

Nous bénéficions à notre époque de réflexions avisées depuis l’intérieur du monde juif, reposant sur quelques "porte-voix" (shofars ?) sachant donner du volume à l’étude des textes écrits par ces Anciens, mais savons-nous encore recevoir et donner le maximum de ce trésor intellectuel qui nous a été transmis ? cela ne parait ni en proportion du développement démographique ni à l'aune de l'accroissement de la tendance à s'habiller en noir et blanc dans la population juive…

Il nous semble que oui quand nous écoutons quelques personnages de pointe, car il y en a, il nous paraît malheureusement difficile de répondre trop affirmativement quand nous devons répondre de certains douloureux aspects de la société juive d’aujourd’hui, y compris émanant de ceux qui se prétendent être les garants ultimes de sa tradition.

jeudi 19 août 2021

En pique-nique à Palmes

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Palmes est un lieu-dit qui figure sur les cartes détaillées uniquement. Palmes, est indiqué depuis l’entrée de l’adorable petit village de Campoussy comme « chemin de Palmes », « château et chapelle », indiqué par la municipalité alors que le lieu est privé, non ouvert au public.



Le Château et la Chapelle sont peu éloignés l’un de l’autre, au milieu d’un énorme espace planté de résineux et de divers autres arbres pour une part, et parsemé de cistes pour une plus large surface, au point qu’à la période de floraison, en juin, la montagne parait couverte de neige.




Depuis les alentours du château, ou de la chapelle, on voit au loin Campoussy, Sournia un peu plus important, et quelques rochers les uns ordinaires, les autres plus particulier, tel celui qui ressemble à une mâchoire de crocodile, ou cet autre,
le Roc Cornut, comme posée en équilibre sur un socle, sur lequel un homme seul pouvait aisément la faire se déplacer jusqu’au jour d’orage où la foudre lui est tombée dessus, l’immobilisant pour toujours, mais on distinguerait difficilement une présence. Paysage désert…aujourd’hui en 2021. Combien cela devait-il être encore plus vide en 1944, quand, en plus la route, la seule route qui relie cette montagne à Prades, n’était qu’un chemin rocailleux.

La chapelle St Just
& St Pasteur est du douzième siècle. S'y perpétue – en privé - la tradition de la Pentecôte avec une cérémonie annuelle réservée aux membres de la famille propriétaire des lieux et aux proches. A l’arrière de la chapelle, deux cèdres qui furent plantés il y a quelques 80 ans par la famille (pour les fiançailles de Georges Jaubert et Marie Rotgé me précise-t-on).




A l’intérieur de la chapelle, un autel en pierre, quelques colonnades sous l’alcôve, et quelques statues
récentes, la plus remarquable en l’honneur de Jean-Baptiste, se trouve là, don de Jeannot Soler, en reconnaissance d’avoir survécu à un terrible accident de voiture en décembre 1946.

Jeannot Soler
(Sous lieutenant FFI) ainsi que ses parents qui avaient le métayage de Palmes, ainsi que Michel Perpinya, qui avait 14 ans et logeait en partie à Palmes, en partie à Mosset, étaient les occupants fixes du château cet hiver de 1944, quand les soldats allemands firent irruption la nuit du 22 février, nuit de la mi-carême, dans la petite maison du 1 rue Nationale - nommée de nos jours général de Gaulle - à Prades, maison dans laquelle vivaient depuis 1940, les familles Fliederbaum (Salomon et Rachel , Borenzteijn (Eva et Bernard et leur fils Jeannot), et Friedman (Lonia et sa fille Odette).

Toutes ces neuf personnes survécurent à cette irruption grâce à la cachette qu’avaient aménagée pépé (Salomon), Bernard Borenzteijn et monsieur Sala), pendant les quelques 18 mois où les deux premiers n'avaient dû ni sortir ni se montrer, suite à l’invasion de la zone libre par les allemands ainsi qu'une chambre prise sur l'espace du grenier. Dans la chambre put se réfugier plusieurs mois un neveu des Sala, François, dont le père se livrait à Cerbère à des opérations illégales aux yeux de la gestapo. La cachette ne servit qu'une nuit…mais rien n'eut pu mieux justifier sa création.

Les allemands cherchèrent les habitants de la maison, menacèrent Jeannot - qui était lui dans son lit - de leurs armes, interrogèrent les Sala - qui habitaient aussi la maison mais n’étaient pas juifs et n’intéressaient donc pas les soldats -, et repartirent bredouilles…non sans avoir mis les scellés. La famille était sauve mais le lieu était grillé.

Quelqu’un
dénommé "Monsieur de Prades" dans les souvenirs d'Irène (était-ce Charles Bauby ?) suggéra que la famille parte se cacher à Palmes.

Lonia et Odette (grâce à un autre voisin du nom de Marceau) étaient sous la protection de mademoiselle Quès, institutrice, et se cachèrent chez elle au village de Vinça, sur la route de Perpignan.

Mémé (Rachel) et ses deux filles (Mathilde et Irène) furent abritées une semaine dans la maison des Salvador. Les Salvador étaient proches du groupe depuis l'arrivée à Prades. Lui, employé à la mairie, elle, Juliette, directrice de l'école maternelle et bibliothécaire de la bibliothèque municipale, de laquelle Lonia était une lectrice assidue. Joseph Salvador, dont la fille Renée était en classe avec Mathilde, travaillait à la mairie et il leur procura des fausses cartes d'identité, avec lesquelles elles partirent tenter de retrouver un représentant par qui elle pensait pouvoir se faire aider, ce qui s’avéra une fausse piste.

Salomon (pépé) et Rachel (mémé) Fliederbaum avec Mathilde et Irène.

Ceux qui ne pouvaient prendre le risque d’être vus au grand jour, pépé (Salomon), et les Borenzteijn auxquels se joignirent Shlomo Borenzteijn et Léni (la fiancée de Jacques Borenzteijn qui se trouvait depuis deux ans en Espagne), partirent pour Palmes.

La chapelle, en principe inutilisée et fermée était
un des lieux de réunion des maquisards de Rabouillet-Sournia (aussi nommé« Maquis de Sansa» qui participera à la libération de Perpignan le 18 Août 1944). Le château, qui n’était en fait plus qu’un donjon du moyen-âge auquel étaient adossées quelques espaces dont une bergerie, était habité par les Soler, deux parents leur fils, Jeannot, alors âgé de 18 ans, et Hugo, ami de Jeannot.

Au fil de l’hiver et du printemps, Rachel et ses filles, ainsi que Lonia trouvèrent finalement à s’installer à L’Isle Jourdain, tandis que les habitants de Palmes se tenaient dans la clandestinité, tenus au courant de l’évolution de la guerre en particulier par Jeannot Soler qui allait tous les jours à Campoussy, un peu aux courses, surtout aux nouvelles.

Tout le monde attendait alors le débarquement des alliés qui n’en finissait pas de ne pas se produire, malgré de nombreux signes avant coureurs.

C’est début juin que la partie de famille de L’isle Jourdain reçut un message de ceux de Palmes : « venez nous rejoindre, nous partons en Espagne » !

L’Espagne est relativement proche de Prades et ses environs. 35 kms à vol d’oiseau. Et beaucoup de gens passèrent la frontière par les montagnes, dans le sens Espagne-France au moment de la guerre d’Espagne en 1936, ou comme Pablo Casals fuyant le régime franquiste en 1950, et dans le sens France-Espagne pendant la guerre de 39-45.

C’est ainsi qu’Yvette et ses parents, Yehiel et Malche Buzyn, n’étaient plus à Prades alors qu’ils y avaient aussi atterri après la rafle du vel d'hiv de juillet 1942. Ils étaient passés en Espagne, poursuivant après vers le Maroc où ils vécurent jusqu’à la libération. C’est ainsi que se trouvait en Espagne Jacques Borenzteijn, frère de Bernard et de Shlomo, qui réussissait - enfin, de son point de vue - à les faire se décider à tenter le passage.

Ce n’était pas un passage de tout repos. Les Pyrénées ne sont pas terriblement enneigés l’hiver mais le climat est rude. C’est la montagne. Et puis les allemands surveillaient farouchement la frontière.

Rachel reçut la carte et se mit immédiatement en route. Non pour se joindre au convoi comme l’y invitait Salomon. Pour s’opposer au convoi.

Elle avait la conviction intuitive qu’il ne réussirait pas. Ayant déjà rêvé en janvier 44 que quelqu’un lui disait : « à la mi-carême, ils viendront vous chercher », et la « prophétie » s’étant tristement réalisée, elle était loin de prendre son intuition à la légère. Les discussions au sujet de l'Espagne existaient entre les membres de tout ce groupe depuis 1940, et le groupe était clivé. Jacques était le "chef" du pour, Rachel, le "chef" du contre.

Elle et les filles firent donc tout le trajet (215 kms qui sont le contraire d’une autoroute fréquentée), en autocar, train, autocar et voiture à cheval, pour atteindre finalement Palmes le 5 juin dans l’après-midi.

Il n’y avait que peu de temps, le passeur ayant annoncé que le lendemain matin était le jour propice au passage et qu’ils partiraient aux aurores.


La discussion fut âpre. Seul Salomon se laissa convaincre. Les autres partirent.


Et le sort voulut que ce jour était celui du débarquement. Irène se souvient de Jeannot Soler revenant surexcité de Campoussy, essoufflé et criant « les alliés sont là ! », tandis qu’Irène, âgée alors de 13 ans, les cherchait des yeux alentour et ne parvenait pas à les apercevoir.

La nouvelle s’était répandue comme une trainée de poudre…si bien qu’un gradé du bureau de la gestapo de Prades jugea que le moment était venu pour lui de déserter.

Les allemands entreprirent de le chercher, lancèrent toutes leurs troupes à sa poursuite…et c’est le petit groupe des Borenzteijn qu’ils trouvèrent, et arrêtèrent.

La cerise sur ce tragique gâteau est qu’à leur vue, Eva s’évanouit de frayeur et disparut dans les cistes. Les allemands ne la virent pas. Quand elle revint à elle, il n’y avait plus personne aux alentours. Elle n’osa pas retourner à Palmes et se rendit tant bien que mal à un des proches villages (Sournia ou peut-être Sirach ?) où une femme du village la recueillit…avant de la dénoncer quelques heures plus tard.

Les Borenzteijn furent envoyés à Drancy et sont parmi les 1156
 personnes ayant constitué l’avant-dernier convoi pour Auschwitz, numéro 76, qui partit le 30 Juin 44.






Ne revint que Léni…dans les catastrophiques états physique et mental que l’on peut imaginer.

Palmes avait tourné au vinaigre. Et en plus, ce lieu aussi étant grillé, il fallait fuir à nouveau.

Les Soler proposèrent gracieusement leur appartement de Perpignan, où la famille Fliederbaum finit la guerre avant de remonter en septembre sur Paris « reprendre la vie normale » ou plutôt redémarrer à zéro, dans l’ambiance générale de rationnement et de règlements de comptes.

L’histoire de Palmes resta importante dans la mémoire familiale, évoquée de ci de là, et ressurgit deux fois.

La première lors de la visite à Jérusalem de Maurice et Hélène Ruiz, anciens bons voisins de Wissous. Lors du repas familial, et eux ayant aussi quitté Wissous pour aller s’installer sur les lieux d’enfance de Maurice, à Villefranche de Conflent, le sujet de la guerre passée à Prades fut évoqué, ainsi que l’épisode Palmes. Maurice sursauta alors : « comment connaissez-vous Palmes ? Ma sœur est une des propriétaires de l’endroit ! ». La demi-sœur de Maurice, Solange, était mariée à
Philippe Bauby.

Irène et Henry rendirent à leur tour visite aux Ruiz, et retournèrent alors à Prades ainsi qu’à Palmes, et rendirent visite à mademoiselle Quès.

Nous y étions passés l’été de mes treize ans…par hasard (c’était l’été qui suivait mai 68 et les projets originels n’avaient pu se réaliser, on opta donc pour Prades) mais les hasards existent-ils ? Jeannot avait perdu la vie juste après ses treize ans…et un Jean, fils de sa cousine germaine et meilleure amie de l’enfance, revenait sur les lieux presque exactement au même âge….

Ils s’y rendirent une nouvelle fois, en 1996, accompagnés cette fois par Ayala et Ichaï, pour participer à la cérémonie de remise posthume de la médaille des justes aux Salvador. Ce jour, ils frappèrent à la porte de la maison de l’avenue du gl de Gaulle, purent entrer…et constater que la cachette était toujours intacte ! 52 ans plus tard !









Prades aussi était restée centrale dans la mémoire familiale. Tant de membres de la famille y étaient passés. C’est là-bas que Yankeleh, premier mari de Lonia, et donc père d’Odette, mourut du typhus suivi de complications cardiaques et fut enterré à Perpignan.

Jacques, Lonia et Odette 

Prades, petite bourgade au pied du mont du Canigou, a ainsi beaucoup d’atouts, et une assez riche histoire. Accueil des exilés de Menton, accueil de républicains espagnols, accueil de l’exode parisien, et aussi depuis l’arrivée de Pablo Casals, festival de musique annuel.


La population parle le français avec le pittoresque et fort accent du sud, qui laisse entendre le catalan sous jacent. C’est ici la Catalogne. Les panneaux indicateurs sont écrits tant en français qu’en catalan…et peut-être le judaïsme y a aussi un passé : sont restés célèbres dans la tradition de relativement nombreux rabbins d’époques diverses, depuis rabbénouYonah, tossafiste connu, qui s’opposa au rambam depuis Perpignan, jusqu’au Méïri dont les commentaires du talmud sont étudiés jusqu’à aujourd’hui dans de nombreuses yeshivot desquelles les élèves ignorent tout de l’histoire et de la géographie locale. Certaine tradition soutient que beaucoup de portugais d’aujourd’hui ont du sang juif sans le savoir, le même principe s’applique à la Catalogne, et donc probablement aussi à la population de Prades.

Serait-ce une des sources d’une certaine tradition résistante ? Eva aurait donc été livrée aux allemands par une dame
peut-être de Sournia ( ou Sirach), mais toute la famille a pu vivre à Prades - où la population les savait juifs, et surtout la famille a pu être protégée et cachée, à Palmes pour pépé et les Borenzteijn, à Vinça pour Lonia et Odette, même après l’arrivée des nazis, par les familles Salvador, Bauby, Sala, Marceau, Quès et Soler.

Pour rattacher cette histoire très privée de notre famille à l’histoire de la résistance locale, Paul Bauby, père de Laurent, avec lesquels nous pique-niquons ce 1 août 2021, est né à Prades le 15 avril 1944….3 jours après l’arrestation le 12 avril 1944, puis la déportation vers Neuengamme de son grand-père, le commandant Michel Doutres, qui a une rue à son nom à Perpignan, pour avoir dirigé sur cette région le réseau du Vernet avec des actions de résistance face à l’envahisseur nazi.


La deuxième résurgence de Prades se produisit quelques 20 ans plus tard, alors que j’écrivais quelques lignes de cette longue histoire dans le blog, et qu’en 2021, je reçus une lettre : « bonjour, j’ai lu que vous mentionnez Palmes dans votre blog. J’en suis aujourd’hui le propriétaire, je suis en cours de rédaction d’un livre sur l’historique de la propriété et je souhaite communiquer avec vous ».

C’est ainsi que j’entrai en communication avec Laurent Bauby, qui disait tout ignorer de notre histoire, qui disait savoir assez peu sur le maquis et ses actions pendant la seconde guerre mondiale, mais qui était très intéressé à entrer en contact.

Je restai assez évasif dans un premier temps : cette épidémie de covid laissait entrevoir tellement peu de possibilités de voyage..

Et puis, la population d’Israël à quelques irréductibles près se vit vaccinée, et une opportunité se profila. Nous programmâmes un tour par Prades combiné avec un voyage familial dans les Alpes (les Alpes et les Pyrénées devraient plutôt être les occasions de deux voyages distincts…650 kms séparant Prades de la Savoie, mais les routes et les véhicules sont aujourd’hui très maniables et la motivation emporta le morceau). Je communiquai nos intentions à Laurent Bauby qui déclina dans un premier temps (il ne serait pas dans la région à notre date de visite, peut-être son père voudra-t-il nous rencontrer..) puis me fit soudain savoir qu’il serait finalement là. Peut-être de ce côté aussi la motivation l’avait emporté.

Rendez-vous fut pris pour le dimanche 1er août…avec initiale proposition de Laurent que nous nous rencontrions près de Palmes puis que nous allions nous asseoir dans un restaurant. Je répondis prudemment qu’il nous faudrait un restaurant végétarien et qu’il valait mieux programmer un pique-nique.

Laurent annonça qu’il préparait « un pique-nique végétarien » et on aurait pu déjà entrevoir l’ardeur qui était dissimulée derrière cette platonique annonce.

Ce dimanche 1er août, où nous arrivions d’un shabbat passé à Carcassonne en compagnie des Renés, on rencontra donc sur la place de Sournia, à 10h30 du matin, Laurent Bauby, accompagné de son père Paul et d’un fort sympathique chien.





Après un bref déplacement en deux voitures jusqu’à l’entrée de Campoussy, là où le panneau municipal indique « chemin de Palmes, château et chapelle », nous laissâmes notre citadin véhicule pour nous joindre à nos hôtes dans le 4X4 defender. On entra rapidement dans un chemin pour lequel il fallait ouvrir une barrière cadenassée et nous commencions à peine à comprendre.

On arriva rapidement à la chapelle, cadenassée elle aussi, mais que l’on ouvrit. Elle ne sert donc qu’une fois l’an, et elle est pratiquement vide hormis quelques bancs et chaises servant à l’annuelle retrouvaille et l’autel, autour duquel on distingue dans la pénombre quelques statues, dont celle offerte par Jeannot Soler.

À l’arrière de la chapelle, les deux grands cèdres, plantés à l’occasion de
fiançailles de la famille,

Nous refermons la chapelle, remontons dans la voiture et reprenons notre itinéraire 4X4 entre les arbres, sur un terrain accidenté mais que le père comme le fils semblent connaître comme leur poche, et nous arrivons au château…
dont une partie est en ruine. C’est là que nous pique-niquons, d’un pantagruélique repas…cachère, entièrement préparé par Laurent et acheté au magasin cachère de Perpignan. C’est arrosé de vin (cachère également, et il sait que c’est moi qui doit l’ouvrir et le servir), il y a salades en tous genres, et Laurent est prêt à celle des deux éventualités que nous choisirons, fromage ou viande (on passe alors du vin rosé au vin rouge), le tout servi dans de la vaisselle jetable. Il y a dessert (gâteau glacé !), café…et pousse-café…un armagnac…de 1944 ! Ceci n’a déjà plus de pique-nique que le fait d’être consommé en situation champêtre et en très chaleureuse ambiance.

Nous aidons Laurent à replier, à recharger les six à huit glacières dans le 4X4 et reprenons la visite. On passera ainsi par le rocher crocodile (vu sous un certain angle, on pourrait croire voir une mâchoire de saurien), par le roc Cornut, pour enfin aboutir au sommet, au col de
Roc Jalère d’où on voit Prades en bas et le Canigou en face.









Toute une excursion tant géographique (on scrute les alentours, on apprend à localiser les villages, à se situer), qu’historique ( ce que faisaient les maquis respectifs, celui qui était plus communiste et visait à attirer le maximum d’allemands vers l’ouest - la France - de manière à aider les forces soviétiques, et celui qui était plus d’intérêt
anglo-américain et cherchait à informer les alliés tout en provoquant au minimum la colère de l’envahisseur pour mieux participer en temps voulu à la libération), toute une formidable leçon…qui se termine en fin d’après-midi, par l'impression d'un lien qui s'est créé quatre-vingts ans après n'avoir été que virtuel, et une séparation que l’on souhaite provisoire.



Michel zal, et le Canigou

בתחילת 2021, קיבלתי יום אחד מכתב ובו היה כתוב : ״ שלום, הגעתי אליך בעקבות קריאת הבלוג שלך, אחרי שהתחלתי חיפושים אחרי השם  Palmes ואתה הרי מזכיר את השם הזה. אני הבעלים של המקום (palmes), ואני מחפש לכתוב ספר על המקום הזה שהוא בעל חשיבות היסטורית, גם על תפקידו במלחמת העולם השנייה, אבל גם בהיותו בן קרוב לאלף שנה״.

פלמ הינו המקום בו הסתתרו ז׳אנו והוריו, וגם סבא שלי, אחרי שהגרמנים דפקו בדלת ביתם שבפרד כדי לעצור אותם והם הצליחו אז להסתתר (במחבוא שבנה פפה). מ״פלם״, בתאריך 6 ליוני 1944 , יום הפלישה לצרפת על ידי הבריטים והאמריקאים, היום בו התהפכו ענייני המלחמה ובו החלו הגרמנים לסגת מצרפת, בתאריך זה, למר גורלם, יצאו ז׳אנו והוריו, וגם מי שתהיה בהמשך אימו של הז׳אן בורנשטיין הפריזאי, וגם עוד דוד של ז׳אנו, יצאו בנסיון לעבור לספרד…והם נתפסו על ידי הנאצים, נשלחו לאושוויץ וחזרה משם רק לני, אימו של ז׳אן.

היום, כחמשה חודשים אחרי שקיבלתי את המכתב, אני במטוס עם מריאן לכיוון ג׳נבה, ומתוכננת לנו פגישה עם האיש הזה ביום 1.8, בכפר Sournia, שנמצא ליד Palmes ואני מתאר לעצמי שהוא ייקח אותנו לבית ממנו הם יצאו אל מותם.

אימא שלי ״מלווה״ אותנו במחשבה, ובהתרגשות רבה. היא עצמה היתה בפלם באותו בוקר של שנת 1944…כי מֶמֶה, אימא שלה הגיעה ערב קודם, איתה, ועם מטילד, במטרה למנוע את ניסיון המעבר לספרד. היא הצליחה לשכנע את פֶפֶה, שהיה גם על סף יציאה, היא לא הצליחה לשכנע את אחותה, אווה, אימו של ז׳אנו המנוח.

שני פרטים מיוחדים : ז׳אנו נהיה בדיוק בן 13 שבוע ימים אחרי המעצר שלהם. אני חזרתי רק פעם אחת לפרד, וזה היה בקיץ 1968, כלומר כחודש אחרי שנהייתי בר מצווה בעצמי. כלומר, הגעתי לפרד בדיוק בגיל שז׳אנו יצא מפרד אל מותו. כאילו להראות שההיסטוריה בכל זאת ממשיכה ? אירן והנרי לא תכננו חופש בפרד לאותו קיץ. זה יצא ״במקרה״, בגלל שאותה שנה התרחשה בצרפת מהפכת הסטודנטים, כתוצאה ממנה, מצב האספקה והתיירות קולקלו לכל הקיץ ומה שהם תכננו לא התאפשר, ואז הם החליטו לנפוש בפרד. בקיץ זה, טיילנו בפרד, לא הגענו לפלם.

הפרט השני הוא מהפרטים שהחלה אירן לספר לאחרונה, לדבריה אחרי שהיא לא סיפרה אותם לאיש אף פעם. היא סיפרה שלמעשה אימו של ז׳אנו לא נעצרה איתם באותו בוקר…בזכות עילפון. כנראה שעם הגעתם המפתיעה והמחרידה של הגרמנים, עם הנשקים, הכלבים, אווה התעלפה ונפלה בין השיחים, (עם הגעתנו למקום ביום 1.8.21 לפיקניק, גילינו איך ההר כולו מכוסה לוטם. שיחים אלה פורחים בחודש יוני כל שנה ונותנים להר מראה מושלג. אווה נפלה בין השיחים בשיא פריחתם ולא נראתה) כך שהם עצרו את כל השאר (האיש המעביר, וארבעת הנותרים). כשהתעוררה אווה, לא היה סביבה אף אחד. אז היא החלה ללכת והיא הגיעה עד לכפר סורניה (או שזה לכפר סירק אף הוא בקרבת מקום), שם היא דפקה בדלת של אישה שקודם אירחה אותה, ובהמשך מסרה אותה לגרמנים, כך שהם בסוף עצרו גם אותה וצרפו אותה למשפחתה. מסתבר שללא כניעתה של האישה מסורניה-סירק (כניעה למה ? למי ? לפחד ? לשנאת היהודים ? מי יוכל לדעת ?) , אווה אולי לא הייתה נשלחת לאושוויץ.

אנחנו מגיעים לפלם ביום זה, 1.8.21, בהתרגשות רבה.
המפגש עם לורן בובי , ואביו, חם מאד. ביחד, אוטו אחרי אוטו אנחנו נוסעים מסורניה לקמפוסי, שם אנחנו משאירים את הרכב שלנו לצד הכביש ואנחנו מצטרפים ל 4X4 של לורן.

אם נראה בהתחלה שרכב מסוג זה לא ממש מתחייב, אנחנו נגלה בהמשך כיצד הוא ממש חובה.

לורן לא ממש מכיר את סיפור משפחתנו, ביחס לפלם. כלומר, הוא יודע את מה שהוא קרא בבלוג שלי, וזה כנראה מאד ריגש אותו. מה שהוא יודע על פלם, מה שמחבר אותו לפלם, הוא משהו קצת אחר.

עבורם, מדובר באתר שנמצא בקרבת גבול ספרד צרפת של ימינו, על גבול ממלכת אֲרַגון וממלכת צרפת דאז, על גבול ארופה ואפריקה מבחינה טקטונית, אתר שההיסטוריה שלו היא הסטורייה המשתרעת על פני אלף שנה, כך שהמקרה שמחבר אותנו אל המקום היה יכול להיות בטל בשישים.

וכנראה שלא כך הוא. האב והבן ממש מרוגשים, עושים לנו קבלת פנים מושקעת, כאילו האירוע ממש בעל חשיבות עליונה לעיניהם.

באתר שלורן בובי הוא היום הבעלים היחיד שלו, שני בניינים, אחד הוא החווה, כמעט כולה חורבה, ובה התגוררו בני משפחתנו בין אפריל ליוני 44. אבל היו כנראה עוד אחרים, ובעיקר נראה שהכנסיה הקטנה היה מקום מפגש של אנשי מחתרת  (maquis), ובו היו כמה מתנגדים וכמה פליטים.

כזכור, כל אלה שנתפשו ב 6.6.44 התגוררו במקום כשלושה חודשים, אירן, מטילד ומֶמֶה, לילה אחד בלבד.

הבניין השני הינו כנסיה קטנטנה, בה בני המשפחה רגילים לערוך כל שנה בחג ה pentecôte(המקביל הנוצרי לחג השבועות) סוג של ספק מפגש ספק טקס דתי. וכשאני שואל ״למה דווקא ביום זה ?״ התשובה הינה שעבור הנוצרים, חג זה הוא החג של קבלת עול מלכות שמיים האוניברסלי (דבר שמזכיר עוד יותר את חג השבועות).

הדבר המרשים ביותר - אותי - הוא המבנה הגאוגרפי. יש משהו יותר מגרנדיוזי בנוף, ובמיוחד כשעולים עד לנקודה העליונה מעל פלם, נקודה ממנה רואים 360 מעלות, עד ים התיכון בצד מזרח, עד ההר הגבוה באזור (הר הקניגו) בדרום, וכל היתר, מתקבלת תחושה של מדבר. מדבר ירוק אמנם, ומדבר מלא בשיחי הלוטם, עצי הארזים, ועוד המון חורש טבעי משלל סוגי הצמחים, אבל מדבר ריק מאדם. מצד אחד, לכיוון דרום, העיר פרד, ובדרך אליה הכפר סירק. מצד שני, לכיוון צפון, הכפרים סורניה, קמפוסי ועוד בית פה בית שם, אבל לא רואים כל תנועת אדם. למעשה, אדם שברח מפרד ומגיע לפלם צריך להרגיש מאד בטוח. המארחים שלנו גם דואגים להזכיר מספר פעמים שכל כביש שנראה לנו היום מאד טוב לא היה אפילו סלול לפני שבעים וחמש שנים.

לחשוב שהגרמנים הגיעו עד לחור הזה כדי לעצור עוד קומץ יהודים, ללא כל סימני תקפנות או אפילו כוח מצדם, מוציא אותי מבינתי. זה כל כך לא הגיונ, כל כך קיצוני, אכזרי.

וכך הולך היום, בנסיעה 4X4  ועצירות תוך שהם מספרים לנו בלי סדר על המקום ועל הקשר שלהם, קשר למקום, קשר להתנגדות של תקופת המלחמה, כשהסוף של הסיור הוא כניסה לחורבה, ואז פורש לורן פיקניק מדהים, כולו קנוי בחנות הכשרה בפרפיניאן, פיק ניק יותר מושקע מארוחת חג, עם יינות - לפי בחירתנו לבן או רוזה או אדום אבל הוא יודע שעליי לפתוח את הבקבוקים !, ועם מנה אחרונה (עוגת גלידה !) ועוד בקבוקוני אלקוהול לסיום הארוחה.


אנחנו מבלים ומסיימים את כל היום הזה בהתרגשות רבה ובתקוה שלא יסתיים בזה הקשר החדש והמרגש הזה.

mardi 1 juin 2021

opinion, savoir, vérité...

 Le Midrach ruth rabba nous présente en paracha ג ו un débat intéressant : Naomie et Ruth arrivent à Beth Lekhem, Naomie de retour après son départ vers le territoire de Moab, Ruth, la moabite faisant comme son entrée en terre d’Israël et au sein du peuple juif. Le texte de la meguila nous raconte comment la population était ce jour là “en émoi”, en foule dans la rue et le midrach se demande pourquoi et propose trois réponses :


ו [יט] ותלכנה שתיהן א"ר שמואל בר' סימון אותו היום קציר העומר היה דתנינן תמן כל העיירות הסמוכות לשם היו מתכנסות כדי שיהא נקצר בעסק גדול ויש אומרים אבצן היה משיא את בנותיו אותו היום ר' תנחומא בשם ר' עזריה ור' מנחמא בשם ר' יהושע בר אבין כתיב (תהלים פ"ט) ה' צבאות מי כמוך חסין יה שמוציא דברים בעונתן אשתו של בעז מתה באותו היום ונתכנסו כל ישראל לגמילות חסדים וזיל כל עמא לגמילות חסדא נכנסה רות עם נעמי והיתה זו יוצאת וזו נכנסה

Pour rabbi Chmouel fils de rabbi Simon, il s’agit d’une cérémonie religieuse, la foule était rassemblée pour procéder à la coupe de l’orge destiné à l’offrande du Omer. Mieux, ils étaient en démonstration de ferveur religieuse, exprimant avec le plus de retentissement possible que le Omer ne se récolte pas “le lendemain du shabbat” selon l’interprétation littérale du texte biblique, comme le lisent les caraïtes, les chrétiens et encore d’autres “égarés”, mais qu'il convient de le faire le lendemain du jour de fête.
Pour d’autres, il s’agissait d’un mariage de la fille du personnage central de la ville, le juge Ivtzan,
Pour Rabbi Tanh’ouma au nom de rabbi Azaria, ainsi que rabbi Menahema au nom de rabbi Yehoshua fils de Abin, il s’agissait d’un enterrement, celui de la femme de Boaz (qui va épouser Ruth), ce qui est la preuve que les évènements terretres sont bien orchestrés : D. a fait mourir celle-ci au bon moment, afin que Boaz soit libre et puisse épouser Ruth, et ainsi donner naissance à la lignée royale de David.
Controverse rabbinique me direz-vous. Les textes en sont remplis.
Mais si nous y regardons de plus près, nous verrons que la controverse est entre trois axes, un porte-parole de la vision que ce qui sort les gens dans la rue sont les évènements religieux, la ferveur religieuse, ou encore la conviction religieuse, d’autres verront dans la même situation un évènement terrestre, social, et la troisième voix croit voir le signe de la providence divine.
Pour les premiers, cet attroupement est un évènement “du bas vers le haut”, pour les seconds “du bas vers le bas”, pour les troisièmes, “du haut vers le bas”.
Si nous regardons trois semaines derrière nous, le 10 mai 2021, à 18h00 précises, le hamas lança plusieurs roquettes en direction de Jérusalem, ce qui fut l’ouverture du dernier épisode militaire en date entre Israël et le hamas.
Beaucoup se sont demandés pourquoi le hamas avait ouvert le feu. Certains ont répondu que la date n'était pas anodine, c’était à la fois pour les israéliens l’anniversaire de la libération de Jérusalem, et pour les musulmans la fin du ramadan. Le hamas a donc ouvert le feu pour se revendiquer gardien de Jerusalem et de ses mosquées.
D’autres ont dit que la seule raison de cette phase de violence était que le chef de l’autorité palestinienne avait encore une fois ajourné les élections qui devaient en principe se tenir tout prochainement parmi la population palestinienne. D’autres ont dit que l’épisode s’est déclenché providentiellement : était sur le point de se mettre en place en Israël le premier gouvernement qui aurait inclus un parti arabe.

Et nous retrouvons nos trois mêmes axes d’analyse et d’interprétation.

On pourrait ajouter que certains émettemt des hypothèses quand se trouvent aussi des experts, dont la thèse est plus solide.
On remarquera à ce sujet que dans le midrach, la première opinion est attribuée à une autorité rabbinique, la deuxième opinion est anonyme, tandis que la troisième semble émaner d’un collectif rabbinique, incluant un individu particulièrement célèbre, lui-même auteur reconnu, comme pour ajouter du poids.

Nous avons tendance à fustiger le post modernisme (ou comme le qualifie sarcastiquement Jacky Lévy “plotz modernisme” ), à cause duquel la vérité s’est trouvée délayée dans les narratifs et dans les subjectivités, nous avons aussi tendance à incriminer l’impact de la presse et des réseaux sociaux. Sans eux, les foules seraient un peu moins transportées, un peu moins manipulées...et voilà que nous trouvons exactement le même éventail dans un texte vieux de près de deux mille ans, datant de bien avant le post modernisme et la création des lobbies de la presse et des réseaux sociaux.

Ce que nous devrions admirer ici, c’est la structure du texte midrachique, qui ne vient pas énoncer une vérité, qui ne vient pas dénoncer une doxa, mais qui vient au contraire présenter les voix en présence, qui vient dire :”je ne sais pas”. Le midrach “ne sait pas”, il donne la parole à des personnages d’importances diverses et leur permet d’exprimer leurs opinions et non la vérité seule et unique.

Dans un texte, meguilat Ruth, dont le thème central est l’avènement de l’ère messianique, et de la place de l’hérédité dans cela, une réflexion pluraliste à une époque si ancienne mérite vraiment d’être soulignée.

mardi 13 avril 2021

Avoda zara - la hantise de Dionysos

 


La massekhet avoda zara ne traite pas tant du culte idolâtre lui-même que de la relation qu’il convient ou non d’entretenir avec les peuples parmi lesquels vit le peuple juif, et qui sont considérés a priori comme idolâtres, ainsi que de la manière dont les ressortissants de ces peuples nous voient, ou en d’autres termes la massekhet traite de ce qui pourrait provoquer ou encourager l’assimilation d’une part, l’antisémitisme d’autre part.

Mais la première question qui se pose est celle de l’actualité de cette préoccupation. S’il est clair que l’assimilation et l’antisémitisme demeurent hautement d’actualité, l’idolâtrie existe-t-elle encore aujourd’hui ? Et si la réponse était positive, existe-t-elle dans les contrées dans lesquelles vivent les juifs, ou en d’autres termes qu’est-ce que l’idolâtrie ? les chrétiens sont-ils à être considérés comme idolâtres ? Et partant quelle peut ou ne peut être la relation juifs-chrétiens, jusqu’à quelle mesure peuvent-ils se côtoyer ? Que peuvent manger chez les chrétiens les juifs qui sont tellement limités par la Torah dans ce qu’ils ont ou non le droit de consommer ?

Et la guemara de traiter en fait principalement des règles relatives au vin et à la cacherout des ustensiles avec lesquels est préparée puis entreposée la nourriture. Va-t-on acheter chez les gentils, leur vendre, utiliser leurs services ?

La paracha Chemini qu’on lisait shabbat dernier dans les synagogues pourrait un peu être vue comme celle de laquelle découle la massekhet. Elle détaille en effet les lois de cacherout (en particulier ce qui rend les animaux propres ou impropres à la consommation autorisée par la Torah), et elle examine en détail l’épisode des deux fils de Aaron, Nadav et Avihou, qui meurent foudroyés par le feu divin pour avoir « offert un sacrifice qui ne leur avait pas été demandé », ou comme le dit le texte « ech zara », comme dans « avoda zara » que l’on traduit par idolâtrie, culte étranger. Et les commentateurs de s’interroger sur la raison de cette mort violente, sur la nature de leur faute, et donc sur la nature de l’idolâtrie.

Certains voient la faute dans leur élan, enracinant peut-être l’idolâtrie dans l’enthousiasme religieux (c’est clairement une des raisons majeures du judaïsme lithuanien de considérer le hassidisme avec la plus grande circonspection, pour ne pas dire désapprobation), d’autres disent que les deux fils étaient ivres.

Et voici donc le vin. Ce vin qu’il est tant interdit aux juifs de consommer avec les non-juifs, et au sujet duquel la massekhet avoda zara consacre tant de pages.

Il n’est pas uniquement interdit de le boire, sa préparation doit se faire par des juifs uniquement et que se passe-t-il si un idolâtre participe, touche, achète, transporte du vin juif ? Que se passe-t-il si du vin est entreposé parmi le vin des idolâtres ?

Les règles sont examinées dans le traité, comme à l’accoutumée dans le talmud à partir de la jurisprudence, à travers l’examen de cas qui se sont produits ou qui peuvent se produire, et dans la mesure où les principaux commentateurs de la guemara sont des rabbins du moyen âge ayant vécu en France, et donc dans le monde chrétien, la question du regard sur ce monde intervient en filigrane à travers les commentaires, mais les avis ne sont que très peu exprimés ouvertement. Il apparaît donc que les chrétiens ne sont pas considérés par Rachi comme idolâtres, tandis que bon nombre de tossefot semblent de l’avis contraire.

Et de nouveau, ressurgit la question « qu’est-ce qu’être idolâtre ? ».

Un semblant de piste peut apparaître d’une description d’attitude idolâtre qui revient souvent, et y compris de façon incongrue : « un idolâtre mis en présence de vin n’aurait rien de plus pressé que de l’utiliser de façon idolâtre »..?? Puisqu’il existe selon le traité deux sortes de vin, celui qui est simplement destiné à être bu et celui destiné au culte idolâtre (ce qui évoque tout de suite aux oreilles du juif ayant évolué en milieu chrétien le vin de messe, vin de culte non-juif par excellence) la phrase sur l’empressement de l’idolâtre à consacrer le vin demeure obscure. De quoi s’agit-il ? De quel culte ? Parle-t-on ici du vin de messe ?

Mais décidément, il ne semble pas que le christianisme soit dans le viseur du talmud, si ce n’est dans ce de quoi il pourrait être la dérivation.

L’histoire sur laquelle se termine la guemara pourrait donner quelques réponses aux questions ici posées.
Est raconté en pages 76, dans les toutes dernières lignes du traité, comment deux personnages un peu inconnus, non des rabbins, ont été invités par le roi de Perse. Situation pour le moins irréelle (quels juifs sont conviés à la table du roi ?). Leur est servi un ethrog (on continue dans l’irréel, où consomme-t-on de l’ethrog de façon brute ?), et voici que le roi se sert en premier puis coupe une tranche de l’ethrog et le donne à un des deux convives, tandis qu’avant de couper une deuxième tranche et de la donner au second convive, il cachérise son couteau en l’enfonçant dix fois dans la terre (c’est le dernier sujet abordé par la guemara, celui de la cachérisation des couteaux). On semble s’enfoncer dans l’irréel. Non seulement le roi coupe lui-même l’ethrog et sert lui-même ses invités, mais le repas a lieu dans un endroit où il y a de la terre, ils seraient assis par terre, façon scoute, chez le roi de Perse ? ? ).

Le premier convive exprime sa vexation (et sa familiarité à l’égard du roi avec lequel il se dispute, sans égard pour la couronne participe à l’irréel de la situation) et demande : « quoi ? Suis-je moins juif que le deuxième convive vis à vis duquel le roi manifeste plus d’égards de cacherout ? »

Et le roi de répondre comme par une pique énigmatique : « souviens-toi de ta conduite de la nuit dernière ! » et Rachi d’expliquer que la coutume à la cour des rois de Perse était d’envoyer aux convives une courtisane avec laquelle passer la nuit précédant le repas auxquels ils étaient invités. Alors que le premier convive avait accueilli la visiteuse avec entrain, le second l’avait repoussée.

Les grecs, et à l’époque du roi mentionné (Shapour premier) l’influence grecque a gagné la Perse, réservaient une place particulière à Dionysos, dieu de la vigne. Il était considéré comme fils de Zeus et de la déesse de la terre (donc situé intrinsèquement à l’interface du ciel et de la terre), comme étant né deux fois (la deuxième fois « de la cuisse de Jupiter » dit-on couramment en français...Dionysos des grecs - dont le « dio » est « deux en référence à cette double naissance, né deux fois - est Bacchus des romains), et le culte qui lui était rendu était « le vin et les femmes ».

Il apparaîtrait à la lumière de cette anecdote - vraisemblablement - fabriquée quelle est la véritable crainte : être conduit par les pulsions humaines les plus vives à s’associer à ce qui définit le monde et la place de l’homme dans le monde de façon opposée au docte juif.

Être juif depuis Avraham - et non depuis Noé qui, à sa descente de l’arche, plante...une vigne et s’enivre - consiste à voir le monde comme ayant été créé par un Dieu unique, et la façon de lui rendre un culte est aux antipodes des instincts et des pulsions humains, ce dont Dionysos, ou Bacchus, ou selon certains un autre personnage - connu pour le moins - lui aussi fils de Dieu et d’une humaine, lui aussi né deux fois, lui aussi auquel le culte rendu implique le vin, ce dont ces « dieux » sont les anti paradigmes. Le culte à Dionysos étant le culte orphique par excellence, culte dans le cadre d’une vision du monde ouvertement concurrente à la vision juive : un monde non créé mais dans lequel les choses reviennent éternellement sur elles-mêmes, monde perverti dans lequel la dépravation est hissée au rang de moralité.

Le vin apparaît ici comme l’accessit au dévergondage et à la décadence.

Ce vin que l’on ne consomme pas dans la tradition juive sans avoir dit « attention ! » (« savré » en araméen), ce vin à cause duquel on nous met en garde au séder de Pessah’ : « on ne termine pas ce repas de fête, de culte, en afikomane (orgie) ».

Et donc, apparaîtrait bien ici que l’idolâtrie dont notre traité est le sujet, l’idolâtrie qu’il faut éviter à tout prix, est tout culte qui se placerait en opposition à la doctrine monothéiste juive. On craint les actes et les réunions par lesquels et dans lesquelles les juifs sont amenés à se dénaturer.

Et apparaît surtout dans la paracha chemini, et dans la haftara que l’on lit le même jour combien il s’agit d’une idolâtrie comme culte avec lequel la frontière est fragile.

On peut glisser vers elle sans s’en apercevoir (comme Nadav et Avihou peut-être), le vin du culte étranger est le même que le vin cachère. C’est l’intention qui est différente.

Etre juif impose de se préserver de tels glissements, tant au niveau individuel intérieur, au niveau de notre comportement, qu’au niveau de la façon dont notre comportement à ces égards (consommation de vin et moralité) sera vu, et interprété.