dimanche 19 février 2017

Et la photo?

Au confluent de textes autobiographiques d'une part, textes qui rendent compte de certains de mes amours, attachements et nostalgies, et professionnels d'autre part, et alors que je sens le virus se réactiver en moi après une légère hibernation, je dois parler de photo.

J'ai longtemps repris à mon compte cette citation de Jacques Dutronc, à qui un animateur radio demandait quelque chose requiérant l'utilisation de sa main droite et qui répondait : "dans la main droite, j'ai un cigare". Je l'ai reprise en me complaisant de la définition : "dans la main droite, j'ai un appareil photo".

Ça pue nettement moins que le cigare, c'est largement moins nocif, c'est par contre en général beaucoup plus lourd et plus encombrant, mais ça a surtout beaucoup plus d'avantages que de défauts, beaucoup de charme, un viseur, une mollette qui se tourne comme ci, des boutons qui se pressent comme ça en émettant toutes sortes de déclics, on l'a bien en main. Je peux passer beaucoup de temps en sa compagnie, à le tenir à la main, à regarder à travers lui, à le nettoyer.

J'ai aussi gardé en mémoire le slogan publicitaire d'une célèbre marque : "longtemps, on fait des photos, et puis un jour on fait de la photo". Je l'ai gardé en mémoire comme une sorte de défi, mais aussi comme une semi-menace, comme une question qui ne vous lache plus une fois qu'elle a été lancée. Fais-je des photos ou de la photo ? 

Je veux en général faire de la photo, et le résultat, je dirais "à quelques exceptions près", la plupart du temps, est que je fais ....des photos. Serait-ce la version "photo" de la strophe de Jean-Roger Caussimon : "On se regarde dans le miroir, et on ne voit que soi, c'est désolant"?

Peut-être à l'image de la madeleine de Proust, me suis-je trouvé identifié à vie avec cette photo de moi âgé de 5 ans, appareil photo à soufflet à la main que j'ai mise en exergue du blog? Je me sais une attirance permanente, si ce n'est parfois fascinée, pour la tenue en main d'un appareil muni d'un viseur, d'un déclencheur, et d'un objectif. Ressentais - je déjà ce jour cet attrait pour le viseur, qui m'accompagne (depuis quand ?) et ne m'a jamais quitté ?



Malheureusement, il n'est pas impossible que cette "identification" voire " fixation" fonctionne un peu contre moi. Comme si plusieurs compulsions se mettaient en travers de la véritable production d'une photo. En premier lieu le souci mécanique, l'urgence de viser, d'entendre le déclenchement, et dans un second temps, comme la domination d'une sorte d'urgence compulsive de mémorisation, d'archivage, qui se met régulièrement en travers de ma quête, et vient me pousser à déclencher au lieu de prendre le temps de travailler le cadrage, l'éclairage, l'expression, la disposition, les couleurs, la vitesse, la profondeur de champ..

Ce n'est malheureusement pas le contrôle maximal de tous ces paramètres qui ferait une grande photo plutôt qu'un bête archivage-souvenir, "loin s'en faut" dirais-je.

La vérité est que je ne sais pas vraiment ce qui donne à certaines photos ce quelque chose, cette valeur ajoutée.

Valeur ajoutée qui quoi ? Qui fait que la photo est spéciale ? Mais aux yeux de qui ? Ma mémoire est remplie de photos que j'ai vraiment aimées, mais qu'il m'a bien semblé avoir été le seul à les chérir, tandis que l'un après l'autre de ceux de qui on attend un mot, passait dessus et continuait à feuilleter l'album en réprimant leurs baillements avec difficulté.

Une photo, à moins qu'elle (ou son auteur(e) ne passe à la postérité, devient spéciale de façon imprévisible, peut-être comme une sorte d'histoire d'amour. Ça provient parfois d'un coup de foudre, ça provient non moins d'un sentiment qui s'affermit au fil de telle ou telle occasion, ou du temps.

J'ai reçu autour de mes dix ans ce tout petit et rudimentaire premier instamatic "brownie starlet" de chez kodak, dont je découvris ému un specimen, il y a quelques années, en vitrine sur King Georges à Tel Aviv, alors qu'il a disparu de chez moi depuis belle lurette. 



J'ai le vif souvenir de son maniement, même s'il était des plus minimaux, même si son viseur était des plus catastrophiques. J'entends encore le bruit de son déclenchement, à une vitesse qui ne devait pas dépasser le 1/60ème de seconde.

Cet appareil ne s'est pas cassé dans mon souvenir. Je crois plutôt qu'il a dû me paraître obsolète à un âge où j'investissais dans d'autres domaines, et à une époque où les enfants et jeunes adolescents n'avaient aucun lien à la photo, ou au contraire à une époque, où m'étant élevé au niveau des vrais appareils, il ne pouvait me rester que du mépris pour lui.

L'appareil à soufflet était à mes parents, signe qu'eux (ma mère uniquement je crois) ont eu une phase photographique. Mais cet appareil aussi a disparu et la phase photographique les a quittés pour toujours, peut-être encore le lendemain de cette photo où on me voit l'utiliser, si j'en juge par le désert photographique qui s'en est suivi. 

La photo est revenue à moi par l'adolescence, sans que je sache localiser (focaliser?) qui ni quel évènement a pu en être l'élément déclenchant.

Fin août 1974 j'allai à la fnac et en revins fier comme Artaban avec un praktica ltl reflex comme son nom l'indique ( ltl = lamelled - c.a.d. diaphragme à lamelles - through the lens), à objectifs interchangeables, flambant neuf. 


Je ne le gardai que deux ans et demi - il était une production d'Allemagne de l'est à forts relents de Russie soviétique, cela se voyait à son caractère trop sobre, et il était vraiment trop basique - avant de passer à un meilleur matériel, mais j'ai encore le souvenir de ces premiers moments de fascination du viseur, du cadrage, de la mise au point reflex.

Je n'ai ainsi pas le souvenir de toutes les photos que j'ai faites, comment serait-ce possible ? Mais je crois bien en avoir mémorisé la majorité. 

A cette époque de l'argentique, on photographiait surtout en noir et blanc. Les diapositives étaient une sorte de complication chère, il fallait pouvoir les projeter, et les photos papier couleur appartenaient, dans la représentation que je m'en faisais, au monde de la carte postale, au monde de l'anti-photo.

Autour de moi, le mythe photographique était bien vivant. Beaucoup s'achetaient des appareils photo. Certains avaient qui un père amateur de photo, qui telle adresse fétiche d'achat de matériel, peu étaient spécialistes en art photographique et ignoraient tout de Nadar ou même Diane Arbus ou Robert Capa, on connaissait les photographes du moment, Helmut Newton, Jean lou Sieff, Henri Cartier Bresson ou Robert Doisneau.

La photo était, de l'impression que j'en avais - et on me pardonnera j'espère le sexisme qui va suivre - une occupation bien plus souvent masculine, dans laquelle le côté pulsionnel n'avait pas une part négligeable, en tout cas en ce qui me concerne mais je serais bien etonné de découvrir que je suis le seul. 

Comme beaucoup de mes comparses j'étais attiré sinon passionné par le tout, de l'aspect technique aux performances artistiques de prise de vue et d'agrandissement, en passant par la beauté des images, images féminines loin d'être exclues, et 40 ans plus tard, tout cela persiste.

J'ai encore tous les négatifs et tirages de toutes ces pellicules, et, à ce sujet, un point d'interrogation : comment trier quoi montrer ici pour à la fois montrer-exhiber et ne pas submerger les lecteur/trices (même s'ils se mettront à bailler hors de mon champ de vision) ?

Je ne pourrai certainement pas montrer la scène d'achat - à la fnac chatelet -, le retour à pied puis en train et autobus, au long desquels je pris presque trente photos, presque toute une pellicule...pour constater une fois l'avoir terminée par quelques clichés à la maison qu'aucune de ces photos du trajet n'avait rencontré le film...qui ne s'était finalement enclenché qu'au trentième réarmement.

Mes promenades récurrentes à mobylette ou en voiture connurent un tournant : je ne sortis désormais pratiquement plus "en virée" sans appareil, et si le nombre de photos reste limité, la raison en est uniquement économique. Qui sait encore aujourd'hui que rien de la pellicule n'était connu tant qu'elle n'avait pas été rembobinée, développée puis tirée ? Chaque opération (rembobinage excepté) menée moyennant sonnantes et trébuchantes.

J'avais trois objectifs, et encore la force et la patience de les emporter avec moi, et de passer plusieurs fois de l'un à l'autre, alors qu'ils étaient vissables et non pourvus de baïonnette.





Beaucoup de ces photos sont désespéramment grises, en partie du fait de la médiocrité des optiques, en partie aussi du fait du manque de technique de mon côté, mais non moins du fait de ce lamentable climat parisien.

Il se passa peu de temps avant que je n'élargisse ce hobby à l'activité "labo". Je n'ai pas le souvenir d'avoir souvent vu Philippe un appareil à la main, mais il avait chez lui un labo, avec un agrandisseur d'excellente qualité et c'est lui ( à qui je dois mes premiers pas dans deux autres domaines majeurs de mon existence...!) qui m'enseigna les bases du développement et du tirage. Je m'achetai très rapidement un - bien plus rudimentaire - équipement à moi et installai dans la salle de bains le premier des labos photo qui me suivirent dans chaque appartement jusqu'à la victoire irréversible ( jusqu'à aujourd'hui ) du numérique, depuis laquelle (onze ans déjà !) l'agrandisseur continue à m'accompagner mais sans plus jamais sortir de son carton, et autant son utilisation que l'odeur et le contact du carton et du papier appartiennent au passé.

L'agrandisseur de Philippe est, lui, en utilisation, à Wissous, et à de très artistiques fins, alors que je me contente de la nostalgie, moi que l'activité d'enseignant dans une école de photo met en fait régulièrement en contact physique avec ce matériel et les odeurs des produits chimiques qui lui sont rattachées.

En décembre 1974, après avoir commencé un flirt qui dura près de trente ans avec ce qui s'appelait encore "photo-ciné-gambetta" et qui était une minuscule boutique remplie comme un oeuf de tout le matériel photo imaginable, tenue par un japonais commerçant redoutable au très fort accent asiatique, j'échangeai ( à perte, ou en tout cas moyennant paiement non négligeable ) le praktica pour un canon avec lequel je développai une véritable relation affective.



Ce "ftb", pourvu d'un système de chargement rapide (qui évitait les déconvenues de ma première pellicule), avait surtout de supers optiques, que j'achetai au fur et à mesure, et je n'ai aucun regret d'avoir tout précieusement conservé jusqu'ici, boîtier et objectifs.

Je ne crois pas avoir eu autant de plaisir à photographier avec aucun autre appareil que ce Canon, que le seul progrès m'a fait quitter. Aujourd'hui aussi, c'est ce même progrès qui fait que je ne cède pas à l'appel du retour à l'argentique, du retour au développement puis à l'agrandissement, le même progrès qui fait que la firme kodak a coulé irrémédiablement : combien de temps tiendraient cette nostalgie, ce purisme de la mise au point manuelle (que permet d'ailleurs n'importe quel autofocus de bon niveau), sans compter l'effort engagé, de racheter des pellicules puis les confier à développer et à tirer - sur machine et papier couleur à moins de débloquer un tout autre budget, face à l'immédiateté et à la possibilité de regarder, redéclencher, et corriger,  procurées par le numérique ? Sans compter la possibilité de voir les photos à tout moment, sur grand ou petit écran...érosion qui est en train de connaître une nouvelle vague avec l'inondation sur le marché mondial de téléphones qui, outre leurs nombreuses fonctions, sont aussi d'excellents appareils photo.

Je me souviens avoir lu une quelconque critique dont l'auteur descendait sans ménagement ce qu'il appelait avec dédain "les mitraillettes japonaises". J'ai eu beau utiliser un leica de longues années et apprécier la différence, le bruit de déclenchement du Canon n'avait rien d'une mitraillette à mes humbles oreilles et m'était chaque fois aussi agréable.

Ces deux photos sont un exemple de comment je photographiais à l'époque et comment cette dynamique m'accompagne jusqu'à aujourd'hui.




Assistant à un évènement et ce d'autant plus s'il est coloré, je vais photographier, mais principalement mû par un souci de " reporter", d'immortalisation de ce qui s'est déroulé. Ces photos n'ont qu'un intérêt très limité - en particulier au plan esthétique et d'une certaine manière, je ne vois pas trop pourquoi les avoir faites, mais sans pour autant pouvoir me résoudre, même des décennies plus tard, à les supprimer. En parallèle de l'évènement que je ressens compulsivement le devoir d'enregistrer, je vais photographier de jolies choses qui attireront mon regard, et ces choses seront surtout le fait de leur éclairage, de la composition et de la structure qui suggèrera rugosité ou douceur, le plus souvent photos de végétaux ou de matériaux. Ces dernières ont théoriquement le potentiel de devenir artistiques mais elles le deviennent rarement, principalement du fait que même si je ne suis pas démuni de sens esthétique, je me dois de me résoudre d'accepter me situer en deça de l'artistique, c'est à dire, en ayant assez de sens pour déceler ce qui fait d'une oeuvre quelque chose d'artistique, mais insuffisamment pour pouvoir par moi-même produire une oeuvre d'art.

Peu de photographes méritent d'ailleurs le qualificatif d'artistes, par le fait que leur production fait invariablement moins "décoller" que certains tableaux, ou certains écrits, ou films.

L'oeuvre d'art doit transcender la copie, la reproduction du réel, soit par l'obtention d'un degré de perfection de réalisation hors du commun (et en photo on peut trouver ça chez Shenzo Maeda, Sebastiao Salgado ou même Frederic Brenner mais peu d'autres) soit par une déformation du réel, comme la chèvre sculptée par Picasso, de laquelle Man Ray s'est peut-être approché.

Une excellente photo fera beaucoup d'effet à qui la verra, et tant le sujet, la composition que les contrastes pourront provoquer cette émotion. Certains photographes sont d'excellents portraitistes (Nadar, Zola pour remonter loin dans le temps, Avedon ou Pujan pour viser au plus récent ou actuel) et certaines photos portraits sont des chefs d'oeuvre qui eux aussi frappent et s'inscrivent dans la mémoire. Mais, entre de telles réactions et la mise en présence avec de l'art il y a encore un grand écart.

Cette  photo est de l'époque du praktica et est peut-être ce que je considère comme mon maximum de cette époque.




Cette troisième photo est une des rares bonnes surprises des exercices de laboratoire. Je confesse humblement que cette superposition décalée n'est nullement le fruit de mon imagination mais que je n'ai fait qu'adapter une "recette" lue dans quelque magazine, à une photo, elle, bien à moi. Elle fait quand même sauter - à mon humble avis - cette banale photo, d'un pavillon du jardin des plantes, de plusieurs degrés d'un coup, lui donnant un caractère non inimitable mais quand même un peu spécial.



La pratique de la photo est pour moi par à coups saillies artistiques, et de façon plus chronique non tant moyen d'expression que de collection, de mémoire et de véhicule de l'histoire. S'il m'est souvent arrivé de beaucoup aimer tellle ou telle photo purement par goût, j'ai aussi mené en parallèle toute une activité de présentation qui n'a pas moins compté, ayant fabriqué grand nombre d'albums, y compris en faisant moi-même tout le travail de sélection des matériaux, reliure, encore avant de remplir l'objet de photos. Albums de chronologie - familiale ou de vie avec les copains, albums de belles photos, souvent tirées et agrandies par l'auteur, albums historico-familiaux qui sont devenus objets de consultations multiples quand ce n'est pas références, albums de voyages, et albums à thème, tel celui intitulé "rétrospectolabophoto 1974-2006" ou "la dernière" qui renferme les productions de la dernière séance labo-photo en 2006. Le progrès a aussi relégué ces albums-papier au rang d'antiquités mais la réalisation d'albums et de modes d'exposition s'est poursuivie, modifiée, upgradée, les photos étant maintenant presqu'uniquement visionnées sur les écrans rétroéclairés des ordinateurs, tablettes ou smartphones, ce qui modifie leur composition, la place dévolue à la lumière et à la couleur, les faisant de plus en plus appartenir au pop art et à lui surtout.






La photo de l'album des photos. Mise en abyme.


J'ai aussi réalisé bon nombre de panneaux dont la photographie est la base mais qui visent à être plus qu'une simple juxtaposition d'images présentée en une fois aux yeux du spectateur. Il y eut ainsi quelques panneaux "bar mitzva" pour lesquels j'ai travaillé à combiner plusieurs plans, le plan des photos, et en superposition, le plan du support. Il y eut ainsi le panneau sur lequel les photos sont disposées comme à travers la reproduction sur carton glacé noir d'une porte en fer forgée visible grandeur nature dans les jardins du Hebrew Union College de Jérusalem. Il y eut les panneaux des bar mitzvah de Matan et Naam, dans lesquels le "vitrail" en carton glacé à travers lequel les photos apparaissent inclut des thèmes rattachés à ce qui caractérise chacun d'entre eux. Il y eut celui de la bat mitzva de Yaara pour lequel le vitrail est en bois découpé incluant lui aussi des thèmes relatifs à Ayala d'un côté, à Yaara de l'autre côté. Une autre forme de mise en abyme. Ce panneau est visible au bout de la page de couverture du blog, sur laquelle tu te trouves peut-être en train de parcourir ce texte. Déroule jusqu'en bas, tu y trouveras le panneau.


Une fois l'ère du numérique et d'internet atteinte, je suis passé aux albums partagés, mais en m'efforçant encore de travailler le support. Existe ainsi en ligne un album incluant plus de 230 photos, retraçant sept générations de la famille Tauber, album qui inclut des photos depuis 1900 jusqu'à aujourd'hui, et incluant aussi chapitres et légendes.




Toute cette activité photographique à "plusieurs vitesses et plusieurs diaphragmes" faisait de moi un bon et naturel candidat à l'enseignement de la psycho dans une école de photo. Ce sont eux qui m'ont trouvé, alors que j'ignorais même leur existence, et depuis, je les accompagne mais c'est une activité qui reste surtout universitaire, très peu photographique.


Et puis il y a aussi ce blog, qui inclut quelques pages dont les photos sont le squelette, page "origines", page "retrospective", page "prospective", toutes visibles par simple clic depuis la gauche de cette même page de garde, blog dans lequel j'accorde une importance particulière à son côté support photos.


Je ne nie pas les valeurs ajoutées par la possibilité de partage ainsi que par la possibilité donnée que la photo apparaisse en plein écran, mais je continue à préférer (et à regretter) le support carton, le formidable papier argentique, dont le succédané imprimable sur imprimante maison n'est qu'une pâle imitation.


Mais au delà de la technique et de ses progrès et évolutions techniques, toutes ces activités, même si elles génèrent toutes de l'émotion et de la nostalgie, ne font pas entrer toutes les photos dans le même sac. Les très belles photos, les photos d'art, continuent de se différencier, en fin de compte indépendamment du support sur lequel elles sont visibles.


mercredi 8 février 2017

Le moulin





Voilà que depuis bientôt cinq mois je suis devenu non un assidu mais plutôt un fidèle de ce moulin à prières à proprement parler qu'est le "shtiblekh katamon".

Si je le connaissais jusqu'ici très bien c'était uniquement de l'extérieur. Je voyais tout le mouvement qu'il générait, les hommes qui y rentrent ou en sortent de façon incessante, tous les stands de vente d'articles de culte qui y sont régulièrement installés, la circulation dans la rue fortement ralentie à de nombreuses occasions, le ballet de voitures se garant, repartant un quart d'heure plus tard, j'en connaissais la gueniza, mais je fréquente désormais aussi l'intérieur.

Pour les six mois et demi à venir, je sais que je vais poursuivre ce rythme qui m'y fait entrer en général deux fois par jour, et me fait côtoyer ce que je tente de décrire ici.

Astreint à dire le kaddish tous les jours de cette année du deuil de mon père, je fais partie d'une des catégories des habitués de ce lieu. Ceux-ci doivent être comme moi, devenus habitués par les circonstances. Le lieu a-t-il été créé à cet effet ? Pour les endeuillés ? On pourrait le croire tant il est adapté à cela : se succèdent et se chevauchent quelques dix minyanim le matin, presque autant l'après-midi, et on peut le soir y prier maariv tous les quarts d'heure jusqu'à minuit tous les jours. Cinéma permanent. Tout au long de la journée, même si aucun minyan n'est officiellement programmé, il n'y a rarement à attendre plus de dix minutes pour réunir les dix hommes nécessaires à une prière collective. 

Ces fidèles sont en général du modèle du quartier, juifs à kipa crochetée, ceux que les ultra orthodoxes regardent un peu avec dédain, ne les voyant pas comme d'authentiques religieux. 

Il y a encore d'autres catégories de fidèles. Celle des retraités qui se partagent les permanences, celle des inconditionnels de la prière collective, les mendiants professionnels, et encore une quatrième catégorie sur laquelle je m'étendrai un peu, plus loin. 

L'endroit est très organisé, bien aménagé, très bien tenu, chauffé l'hiver et climatisé l'été, il y a quatre salles de prière, deux salles d'études/bibliothèques, des wc propres, un buffet ouvert à quelques moments précis, un jardin aménagé autour du bâtiment, et des heures claires de tefilot avec une équipe de volontaires chargée de veiller à ce que tout ceci se passe dans l'ordre. De façon impressionnante, il ne semble pas que la lecture de la Torah soit organisée et centralisée, et il se trouve systématiquement quelqu'un qui sait lire (quiconque sait lire sait combien ceci est loin d'aller de soi : lire demande beaucoup de préparation ou de domination de la question...).

A côté de tout cet ordre impressionnant (soutenu par tout un affichage informatisé de tous ces horaires plus encore quelques données, et par une discipline parfois tonitruante : ne pas essayer d'avancer une heure de prière affichée de ne serait-ce que quelques minutes !) est non moins central un côté "cour des miracles" ou "hakotel hamaaravi".

Il y a trente ans, m'avait été donnée par les bons soins de l'armée l'opportunité de fréquenter le kotel un mois durant à toutes les heures de la journée et de la nuit, au gré des tours de garde. Incognito sur les lieux sous un uniforme râpé, et armé d'un antique fusil M14, j'avais découvert tout un mouvement ainsi que toute une population, que le visiteur occasionnel ne peut découvrir.

Le mouvement incluait les touristes et les pélerins mais aussi, comme le shtiblekh, plusieurs catégories de fixes, depuis les ultra orthodoxes jusqu'aux mendiants, en passant par les habitants de la vieille ville, et beaucoup d'habitués pour lesquels le kotel est une étape quotidienne.

Au shtiblekh comme au kotel, Le mouvement est permanent, 24/7 comme on dit aujourd'hui. Au sens propre. Les gens arrivent au kotel à toutes les heures sans exception, et parmi ceux qui viennent tous les jours, il y a autant les habitués de six heures du soir que de trois heures du matin. Certains viennent pour prier, certains viennent pour étudier, enseigner ou suivre un cours, mais certains viennent aussi pour des buts variés, tel ce tenancier d'un kiosque de falafel qui venait (vient encore ?) systématiquement chaque nuit après la fermeture apporter le stock non écoulé au cours de la journée, ceci incluant quelques portions dûment préparées - et gratuites - à l'intention de qui serait affamé. 

La population des habitués était là aussi, comme au shtiblekh, agrémentée de personnages hauts en couleur, certains correspondant parfaitement aux descriptions de ce qu'on appelle dans la littérature psychiatrique syndrome de Jerusalem, d'autres un peu plus atypiques.

Je croise ainsi aujourd'hui presque quotidiennement ce pauvre garçon visiblement en proie à un mal qui fait son esprit battre la campagne comme disait Brassens. Il n'a de religieux que la ferveur visiblement psychotique, tant il se répand en suppliques 
émises à voix très haute et avec force intonations, répétitions multiples de mots avec intonations dramatiques, tandis que les impératifs calendaires semblent passer loin au-dessus de sa tête : il met les tefilins à l'heure qui lui convient et il est très possible de le rencontrer dans le quartier le shabbat assis sur un muret, une cigarette au bec. L'entendre et le voir évoquent à quiconque l'a fréquentée ou non l'institution psychiatrique. 

Il y a celui, habillé d'un pull canari par tous les temps, qui arrive tous les matins à la même heure mais comme s'il débarquait pour la première fois, et demandant cinq ou six fois à la cantonade : "sept heures?" "Où la prière commence-t-elle à sept heures?" "Vous avez commencé ? Quand? À 7:00?". Une fois assis, il continue encore deux ou trois fois à questionner comme si la chose échappait entièrement à son contrôle, comme si le fait de s'être joint à un minyan ne le calme pas encore. Ce rituel terminé, il continue,en silence, sans plus se distinguer, et disparait ainsi dans la foule jusqu'à la fin de la prière qu'il quitte discrètement.

Il y a cet homme d'âge indéterminé qui semble habité de façon chronique de l'ardeur du prosélyte. Il ne prie pas tant avec ardeur que comme s'il devait rattraper un peloton parti quelque temps avant lui. Il est ainsi comme le nez dans le guidon, interrompant sa course pour répondre véhémentement "amen" à la moindre occasion. Il parait en sueur tant sa course l'épuise. Contrairement au précédent qui doit officiellement être equipé d'un diagnostic d'autisme, celui-ci ne doit pas être catégorisé par la faculté psychiatrique. Il est comme l'aile droite de l'endroit. Celui dont le comportement reste dans la norme mais en marque quand même l'extémité.

Chacun a ses habitudes. Et d'une certaine manière, chacun a son rôle, y compris celui de déranger, de "déborder", d'imposer quelque chose (fenêtre impérativement entr'ouverte....ou fermėe au contraire),  ou d'être crispé sur tel ou tel détail. Chacun a ses habitudes mais elles comprennent en général le fait d'arriver à la dernière minute et de repartir au plus vite, un peu comme si l'endroit pesait. De façon paradoxale, bien que toutes les prières soient ici irréprochablement collectives, n'apparaissent ici que mouvements individuels. De façon plus ou moins adéquate, chacun est ici en fait seul, avec son monde intérieur, dans sa relation avec le ciel, ou avec ses disparus, et en réduisant au minimum le contact avec autrui ou avec la collectivité.

Finalement, arriver tous ces matins d'hiver, en vélo, à l'heure où le jour se lève, me fait remonter quelques cinquante ans en arrière quand j'arrivais ainsi au lycée. On arrivait ainsi - si on était en vélo, juste après avoir attaché l'antivol, si on était en bus, au moment où on arrivait à la station -  tous les matins au premier contact avec le monde extérieur, une fois les premiers gestes - incluant l'ingestion rapide d'un petit déjeûner sur le coin de la table - expédiés, une fois amortie la sortie dans la fraîcheur - qui est parfois très très fraîche, qui est parfois humide quand ce n'est pas mouillée vraiment.

On arrivait et entrait dans un bâtiment moche, mais bien chauffé, ce qui le rendait agréable néanmoins. Là, le premier mouvement était souvent d'aller poser son sac à sa place, ou de commencer un petit échange du matin avec les deux ou trois proches déjà arrivés. Avec les années, la conversation s'étoffait, incluait un choco ou un café pris à la machine, une cigarette, mais elle était toujours la suite du processus d'éveil, entamé mais non achevé ni à la maison, ni durant le trajet.

La situation au shtiblekh est similaire.  Je sors de la maison après avoir pris un café en compagnie de Marianne, je pédale en éprouvant chaque matin le même plaisir de voir que c'est, encore aujourd'hui, non seulement possible mais agréable, J'arrive en vélo, l'attache, puis une fois les derniers mètres accomplis, je rentre dans le bâtiment puis dans la classe. Je ne m'arrête pas mais je passe devant les machines à café. Dans la classe, je ne suis pas le premier. Certains arrivent systématiquement avant moi et sont déjà en train de commencer à se préparer. Le jour est déjà complètement levé (je détestais en hiver en France ces matins qui débutaient dans le noir bien qu'à une heure raisonnable. Je détestais toute la période de l'année où la première heure de cours se passait entièrement de nuit). Je dis un vague bonjour et m'attelle à ma propre préparation, qui consiste essentiellement à revêtir talith et tefilins, mais hiver oblige, il faut aussi enlever ses gants, parfois son bonnet, quelques couches...

La prière commence rapidement. Elle est menée selon un rite perpétuel dont les démarrages de la journée de lycée ne sont en fait pas très différents. Il y a là-bas aussi quelqu'un à l'estrade, qui ouvre la séance par quelques activités rituelles. 

Comme dans la classe, je connais quelques proches, avec lesquels j'échange quelques sourires, parfois un ou deux mots. 
Untel ce matin n'est pas arrivé, un deuxième arrive en retard essoufflé. Il y a celui que j'aime voir, celui au contraire dont la présence est encombrante et m'est lourde. Il y a les particularités de chacun, l'habillement, la coiffure de chacun. Il y a celui qui est obligé de bousculer en passant ou de forcer à se serrer. Il y a celui qui parle trop fort, celui qui a l'air plongé dans son monde intérieur, celui dont le monde intérieur empiète largement sur ma quiétude.

La séance se déroule. Le rythme est mené depuis l'estrade et chacun s'organise en fonction. Celui-ci parait exactement en phase, tandis que cet autre, empêtré dans sa préparation personnelle semble surtout préoccupé de rattrapper le peloton. Et puis toute cette liste ne décrit que cinq ou six personnes alors que trente ou quarante sont assis. Mais trente-cinq sont les figurants de la situation. Ceux que l'on remarque parfois par un geste, un vêtement, un bruit, ceux que l'on ne remarque jamais, ceux dont on ne va garder aucun souvenir précis et qui vont rapidement tomber dans l'oubli. Et puis il y ceux (celles) avec qui on se lie, ou ceux qui sont familiers, voire très familiers, mais secrètement. On aime les voir, on a même comme besoin de les voir mais ils (elles) ne le savent pas forcément. Au lycée, tout ce vécu intérieur de relations interpersonnelles mi-vécues mi-fantasmées, incluait pour une large part le fait que la population de la classe - et du lycee - était mixte. Ce qui n'est pas le cas du shtiblekh.

Il y a bientôt un moment où tous sont silencieux, moment qui me rappelle ces matins où la journée commençait par une interrogation surprise, une composition, ou dans les plus grandes classes, un examen ou une dissertation. Là aussi, la répartition semble reproduire les souvenirs, même si le sujet est autre complètement. Il y a celui qui sait exactement avancer au rythme requis. Il est bon élève, s'est bien préparé. Il se met en marche et est tout de suite sur les rails. Il y a celui qui continue d'être préoccupé de sa feuille, de son stylo, de son siège, et il continue à bouger, perturbant parfois le silence, entraînant parfois une remarque - parfois impatientée voire agressive  - de tel ou tel autre protagoniste de la situation. Il y a celui qui tente de se situer à partir de la copie du voisin. Il sait ou ne sait pas mais submergé par un vécu d'incompétence, il tente de le surmonter en allant pécher son soutien sur la copie du voisin, où il ne peut qu'entrevoir ce qui y est écrit.

Et puis, il y a la fenêtre. Au lycée je faisais un usage intensif de la fenêtre...à côté de laquelle je n'avais pas toujours la chance de pouvoir être assis. Je voyais depuis cet observatoire arriver les retardataires, poindre le jour, je voyais passer telle classe en activité de gymnastique, tel surveillant général ou autre autorité.  De la fenètre, je guettais l'arrivée de tel ou telle. Au shtiblekh les fenêtres aussi ouvrent sur l'extérieur, mais n'offrent en général aucun spectacle.

La séance parait plus courte certains matins, plus longue si ce n'est interminable certains autres. En fonction du degré de fatigue ou du degré d'interêt qui se sera éveillé en nous. Mais elle s'achève immanquablement. Au lycée, c'est pour passer à la prochaine, après les deux sonneries - celle du début et celle de la fin de la pause, au schtiblekh, c'est pour bientôt ressortir du bâtiment, aller décrocher son vélo et poursuivre sa journée vers les activités professionnelles ou ménagères. 

On ressort ainsi comme redressé, la séance pèse, on souhaite les vacances, mais elle a non moins un effet structurant. L'effet souhaité en accompagnement de l'adolescence, ou d'une année de deuil.