vendredi 22 mars 2013

Pessah', tourner le dos au sphinx, au moins un temps.



le sphinx est un personnage probablement fascinant, apparemment au-delà des siècles et des méridiens, à en juger par le caractère massif de sa présence dans l'Antiquité, tant en Grèce, en Egypte, qu'en Assyrie. Masculin en Egypte, il parait en Grèce plutôt féminin, en particulier du fait que son nom est féminin dans cette langue, et bien entendu du fait de sa physionomie, le sphinx de Thèbes étant un personnage constitué de trois parties, ailes d'oiseau, corps de lion et buste de femme.



D'après l'Illyade et l'Odyssée, le sphinx est envoyé à Thèbes par Héra suite au meurtre du roi Laïos. On se souvient que ce dernier a donc été tué sur un chemin, par Oedipe, qui ne savait pas que ce faisant il tuait son propre père, ayant été séparé de lui dès la naissance, précisément afin de ne pas succomber au sort prédit par l'oracle, qu'il tuerait son père et épouserait sa mère.



le sphinx fait régner la terreur ét sème la panique sur Thèbes, enlevant les jeunes gens, tuant, et empêchant tout mouvement, toute entrée dans la ville ou toute sortie, tant que son enigme ne sera pas dévoilée.



On sait qu'Oedipe dévoile l'enigme, mandé par le frère de Laïos, et stimulé par la promesse de ce dernier que celui qui résoudrait l'enigme recevrait en récompense la main de la reine Jocaste. C'est ainsi qu'Oedipe tombe une deuxième fois dans les filets de la prédiction de l'oracle et qu'après avoir assassiné son propre père il se retrouve épouser sa mère.



Il est clair que la sexualité, et la moralité sexuelle, occupent ici le devant de la scène.



Héra qui envoie le sphinx, est elle-même à la fois soeur et épouse de Zeus, mais elle incarne la moralité et le souci du mariage moral.



C'est du fait d'un crime parricide qu'elle envoie le sphinx, c'est la mort du sphinx qui salue le mariage incestueux d'Oedipe et Jocaste, comme si l'immoralité avait combattu avec le sphinx, représentant de la moralité, ou du chatiment réservé à qui ne la respecte pas, et avait vaincu.



Pour la tradition européenne, le sphinx et son enigme symbolisent la curiosité, et avec elle, la curiosité intellectuelle. Ce n'est pas un hasard si la réponse à la question est "l'homme". C'est lui le héros, comme si la question était : qui est le centre moteur de l'humanité ? Comme si la question : " quelle est la créature, munie d'une seule voix, qui va le matin sur quatre pattes, à midi sur deux, et le soir sur trois ?" Pouvait se lire : "quelle est l'éspèce qui, tout en restant elle-même, (identité) se développe au point de réaliser de véritables changements en elle-même ?"


Freud remonte encore plus aux sources de la question posée par le sphinx et suggère qu'elle recèle les secrets du développement intellectuel, et de la curiosité. Sa réponse est révolutionnaire pour les débuts du XXème siècle, et elle reste pertinente - et controversée – plus d'un siècle plus tard.



Sa réponse est que les sources de la curiosité intellectuelle sont dissimulées dans le libidinal, dans la curiosité afférente à la sexualité. Ce qui pousse l'individu à chercher à répondre au sphinx ce n'est pas tant la question qu'il pose que l'attrait qu'il représente. 



Le sphinx ne répond pas, ne communique pas. Son rôle n'est pas de créer une quelconque relation avec l'individu, avec celui qu'il a hypnotisé, son rôle est d'être le moteur de sa curiosité, de son éveil. Qu'il parle, que s'installe le dialogue - comme par exemple quand Oedipe découvre la solution de l'enigme, et c'est la fin de la recherche. Oedipe est "en route" , symbolise l'individu en recherche, en philosophie dirait-on. La réponse qu'il reçoit sonne le glas de sa démarche, transforme sa vie en tragédie.

Il est des questions auxquelles la réponse nuit, auxquelles il convient mieux de ne pas donner de réponse.


Comment ne pas faire le lien, en ces débuts du mois de Nissan, entre cette scène d'Oedipe et du sphinx et le séder de Pessah' haut lieu de la question dans le judaïsme ?

Les quatre questions du début du seder "ma nichtana?" ne paraissent pas renfermer de profondeur philosophique, elles sont visiblement destinées à être posées par des enfants, et leur seul rôle parait d'orienter ces derniers vers le séder et de les y interesser. On travaille à éveiller la curiosité mais on ne réfléchit pas sur ce qui est le moteur de celle-ci.

Les questions des quatre fils par contre suscitent l'interêt des adultes, paraissent renvoyer à des niveaux divers.

Si les réponses données tournent toutes autour de la fęte de Pessah', c'est à dire autour de la perpétration du judaïsme à travers la commémoration de la sortie d'Egypte, les questions paraissent à un autre niveau, si ce n'est à d'autres niveaux.

Il y a deux questions verbales et deux questions non verbales. Les quatre reçoivent des réponses orientées dans le seul axe de la survie de l'espèce, survie du peuple. 

Comme si ces questions n'étaient là que pour symboliser les diverses approches de l'individu autour de la fête de Pessah, autour de son symbolisme, autour de la place de Pessah dans le judaïsme des individus de tous les siècles , et principalement depuis le départ en exil du peuple juif il y a deux mille ans.

Comme si les rédacteurs de la Hagadah avaient choisi de ne les voir non comme des questions existentielles de l'individu mais de la collectivité. De leur point de vue, l'individu les pose ( ou ne les pose pas) au sujet de son insertion dans le peuple, et c'est de la réponse qu'il reçoit - ou ne reçoit pas - que dépend son rattachement à cette collectivité. Ce sont des questions d'H istoire .

Les questions de Pessah sont traitées uniquement comme relevant de l'ordre de l'identitaire, et en ce sens elles ne peuvent apparemment pas être comparées aux questions figurées par le mythe du sphinx, qui sont de l'ordre du privé, du personnel, du secret.

Il y a là comme une omission. La personalité de l'individu résulte de composantes qui semblent participer de couches différentes. La couche la plus primordiale est fondamentale et apparemment subliminale, elle parait impossible à décrire par le biais de questions paradigmatiques, c'est le niveau des fondations de l'individu, de la mise en place de la structure mentale, et il est probablement à être localisé dans l'attachement primordial et le vécu affectif qui s'y rattache et qui permet la mise en route du système cognitif. 

Cela correspond à ce discours, fruit de récentes découvertes, fruit entre autres du IRM,  selon lequel c'est l'explication de la différence de conformation cérébrale entre la naissance et la vie après l'âge de trois ans. À ce premier stade, le cerveau droit est dominant chez l'individu et le travail de développement se fait d'abord sur ce cerveau droit et par lui : les prémisses du développement de l'individu sont cet affectif, que reçoit le nourrisson, en amont du libidinal qui d'une part permettent l'accès à la vie affective future mais surtout qui permettent le mûrissement du cerveau gauche, qui devient dominant dès l'âge de trois ans et duquel dépendent les fonctions cognitives. 

On pourrait avoir l'impression que le judaïsme - ou en tout cas les rédacteurs de la Hagadah - ont laissé hors champ toute volonté de rendre compte du développement primordial, comme s'il ne concernait pas le rattachement au judaïsme. Mais alors, comment comprendre que figurent parmi les questions deux qui sont en amont du dialogue sur l'Histoire, ou même du dialogue tout court ?

La Torah fait pourtant référence ici et là à ce qui est instinctif chez l'individu, par exemple autour des thèmes de l'idolâtrie et de son interdiction,  des interdits sexuels,  de l'agressivité et son contrôle.

À moins que l'on ait ici le tableau de plusieurs approches. Une approche plus philosophique, exprimée par le mythe du sphinx d'une part, et une approche plus pragmatique, didactique et directive d'autre part.

La fête de Pessah' symbolise la prise en main de l'avenir d'une collectivité, à travers la gestion du comportement des individus qui la composent. 

Le mythe du sphinx vise aussi à mettre en garde mais de façon non éducative, de façon plus philosophique non menacée, mais de façon fortement influencée par le tragique. De ce fait, il met en avant les mouvements, et ne cherche pas à influer sur le dénouement, qu'il considère de toute façon comme inéluctable, tandis que le récit de la sortie d'Egypte prend aussi en compte les couches internes de l'individu mais choisit de les reléguer à l'arrière plan, dans la préoccupation de gérer la collectivitė de façon telle que le peuple continue d'exister et de conserver un haut niveau d'humanité.

Chaque individu a probablement son propre sphinx, sa propre sphère du libidinal, et sa gestion de ce libidinal a aussi des répercussions sur ce qu'il devient ou ne devient pas, de même que l'individu a aussi à gérer sa relation à son agressivité et à son impulsivité.

Certains pensent apparemment que cela se gère à partir du façonnage de l'adulte : qu'il soit adulte, conscient, raisonnable et protégé par une loi, et ainsi il pourra s'occuper de ne pas nuire aux nouveaux-nés et de les amener à l'âge où ils commenceront à être éduqués.

La psychanalyse, et la psychologie clinique sont affectées au traitement des cas où ce phénomène ne s'est pas produit sans heurt. La psychologie, comme la philosophie sont au singulier, Il leur faut donner des réponses dans des domaines que le monde rabbinique a laissé hors champ, hors de son champ d'influence et d'action.

Peut-être nous enjoint-on ainsi à mettre de côté au moins provisoirement ces symboles de l'Egypte et de la Grèce, sortir d'Egypte et de ses valeurs et axes de préoccupation, sortir des préoccupations individuelles afin de nous focaliser sur notre identité collective.

Bon Pessah'.