mercredi 3 avril 2013

La mise en abyme du narcissisme


Le narcissisme, travers-attribut-qualité-source de vie, est mal distribué à l'écran. Il y en a à la fois trop et pas assez.

S'il est très facile - surtout pour un enseignant de psychopathologie qui utilise le cinéma à ces fins - de trouver des borderline (en pagaille), des obsessionnels, des autistes, des psychopathes, des psychotiques, des post traumatiques, et même encore bon nombre de pathologies moins courantes mais non moins cinégéniques ( ce post est un appel à suggestions : je suis toujours à la recherche de nouvelles mises à l'écran...), on trouve très rarement du narcissisme sous sa forme majeure.

C'est pas – loin s’en faut -  qu'on ne trouve aucun narcissisme à l'écran. On trouve beaucoup de films à miroir (même sans aller jusqu'à Tarchovski, ou "la double vie de Véronique" de Kishlovski) , on trouve de ci-de là un personnage faiblement ou même puisssamment narcissique, mais un film consacré à un vrai narcissique, à un vrai trouble narcissique de la personnalitė dans son aspect le plus malin, difficile de trouver....jusqu'à "Alceste à bicyclette".

A ne surtout pas confondre avec le Alceste du petit Nicolas, qui n'a rien d'un narcissique.

Alceste, ou Le misanthrope. Je me suis en fait assigné pour tâche de relire la pièce, afin d'y découvrir comment Molière peignait le personnage. Il faut juste que je retrouve le texte...

Mais pour le Alceste (magistralement) interprété par Fabrice Luchini, aucun doute ne subsiste. 

On peut sortir du film effaré, ou interpelé, par la "philosophie" du personnage. On peut y trouver par exemple des justificatifs : le bellâtre -jeune premier qui vient lui proposer le rôle a vraiment un compte de jalousie à régler avec lui. Il est l'incarnation de ceux dont Alceste se plaint, qui ont pu le laisser plonger dans la dépression sans même aller lui rendre une fois une visite, il justifie à lui tout seul la misanthropie d'Alceste, un Alceste qui dirait : je ne me suis retiré dans mon antre qu'à cause des perversions de l'humanité.

Mais, ce serait passer à côté du véritable personnage incarné par Luchini. Ce serait ne pas accorder tout le poids qu'elle mérite à la rage narcissique telle qu'elle est si magnifiquement présente dans les traits même ainsi que les réactions du personnage.

Alceste étouffe de rage quand le téléphone portable de Philinte-Gauthier sonne trois fois, ou même quand il fait lui-même le plongeon dans l'eau de dessus le vélo sans frein. Ceci n'est pas la rage narcissique. Ce sont des sautes d'humeur, des accès presque sains de rage normale.

La rage narcissique est cette rage glaciale que l'on ne ressent que à contretemps, que « a posteriori ». C’est celle qui caractérise vraiment le trouble et que l’on ne voit que plus rarement à l’écran. 

L'arrivée de Gauthier (lambert Wilson) chez Serge (Fabrice Luchini) est la première manifestation de cette rage. Luchini réussit à être plus froid que la glace. Il réussit ainsi au long du film quelques regards, quelques mimiques de ce qui caractérise tant celui que la littérature psychanalytique dépeint comme le narcissique incurable, celui chez qui la rage a pris toute la place, celui dont le narcissisme est décrit par Heinz Kohut par le terme (malin) par lequel on décrit le cancer.
Luchini est alors apparemment indifférent, manifeste surtout de la froideur, comme s'il était occupé à autre chose et que venait d'arriver in visiteur peu aimé. Une froideur qui masque, mais montre les véritables sentiments du narcissique. Ce dernier est en fait perpétuellement en compte avec quelqu'un et il lui faut lui faire payer cette dette, il lui faut à tout prix l'humilier.

Au moment précis de cette entrée en scène est mise sur le feu la marmite dans laquelle il plonge Gauthier à la dernière scène du film, quand il lui lâche en public tout le barillet des cartouches qu'il a en magasin et qui vont le mettre knock out sans retour.

Alors que le profane pourrait voir du narcissisme précisément chez Gauthier, petit acteur de séries télévisées, poudré et à l'affût de compliments à répétition, il ne voit pas combien ce dernier est petit joueur en matière de narcissisme, combien Gauthier ne souffre que du narcissisme bénin des acteurs ou des professionnels de l'écran, il  a juste le narcissisme qui le fait se préoccuper de sa mise, se sentir jaloux de Serge, qui le pousse à venir lui proposer le second rôle alors que lui, suprême vengeance, jouera le premier. Ce faisant, Gauthier a juste la dose de narcissisme suffisante à le faire se placer juste dans la ligne de mire de Serge.

Le petit narcissique vient se faire assassiner par le grand sans même se rendre compte qu'il a déjà perdu la partie encore avant qu'elle n'ait commencé. Gauthier ainsi ne voit dans la chambre d'ami que Serge lui propose qu'un lieu trop inconfortable pour lui, qu'un signe des conditions d'ermite dans lesquelles s'est replié Serge. Il ne voit pas le fiel qui accompagne la proposition. Il commence à ouvrir les yeux quand Alceste lui prête un vélo dépourvu de freins, mais boit quand même la tasse.

Le narcissique est à la fois tributaire et prisonnier des miroirs qu'il aime tant il n'y voit que lui-même, ne cherche qu'à s'y contempler, sourd aux appels d'Écho la belle.

C'est l'abîme dont il est ici question. L'abîme dont la forme ancienne s'écrit "abyme" et que l'on utilise en littérature à la description de ces effets d'optique tel celui de la boucle d'oreille de la vache qui rit sur laquelle est dessinée la même vache affublée infiniment des mêmes boucles d'oreille. Cette "mise en abyme" est l'installation du trou sans fond, cette succession infinie de miroirs par laquelle est hypnotisé Narcisse.



Il ne lui reste que cet abîme dans lequel il choît, qu'il ait assassiné ou non ses ennemis, qu'il soit devenu une belle fleur ou non.

Tous les narcissiques sont-ils misanthropes ? Certainement. Ils ne peuvent aimer autrui, à peine s'ils supportent sa présence. Tous les misanthropes sont-ils narcissiques ? À voir.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire