jeudi 11 décembre 2025

Le midrach modèle d’une démarche unificatrice ?



Le midrach n’est pas la production éxégétique d’un auteur ou d’une école mais il est un genre, une approche de plusieurs sources réunies dans une seule reliure pour le midrach rabba, ou existant sous diverses autres formes et sources (midrach tanh’ouma, midrach hagadol, meam loez et d’autres).


C’est une approche intellectuelle conciliatrice. À la différence de certains auteurs de toutes les époques qui ont penché pour une tendance à la dispute si ce n’est à l’exclusion de courants exprimant des idées différentes, le midrach se présente dans une sorte d’anti controverse, laissant toujours cohabiter des avis très opposés sur les sujets abordés.


לא דורשים את המדרש (on ne vient pas se disputer avec le midrach) semble pouvoir être posé en devise du mode midrachique. Comme pour dire « ne venez pas ni me contredire, ni m’accuser de manque de rigueur, ou de dire une chose et son contraire. Je ne viens que proposer une réflexion, faire des suggestions. Certaines vous siéront plus, d’autres moins ».


Comme si son propos venait participer - ou proposer une issue - au débat « halakha ou aggada ? », ou plus aigu : « judaïsme et idolâtrie ».


Alors qu’à diverses époques de l’histoire du monde, ou en tout cas de l’histoire du peuple juif, se sont trouvées posées de cruciales questions tant internes quant à la continuation concertée face à la scission, qu’externes quant à la coopération avec d’autres croyances face au refus du moindre dialogue, le midrach semble résolument être le porte-parole d’une tendance unificatrice, au moins à l’intérieur du peuple.


Le midrach bamidbar rabba est vu par les chercheurs comme pourvu de deux parties distinctes, réunies en second temps. Si la deuxième partie semble être la copie du midrach tanh’ouma sur les mêmes parchiot, la première partie (sur les parchiot Bamidbar et nasso) est considérée l’oeuvre de rabbi Moshé hadarchan, qui vivait à Narbonne au 11ème siècle (contemporain de Rachi, et même cité plusieurs fois par ce dernier).


Combien était-il préoccupé de la continuation du judaïsme ? Combien son texte reflète-t-il cette préoccupation ? Difficile à dire. On ne saurait - me semble-t-il - désigner Rachi ou les tossefot comme exprimant une quelconque tendance partisane. Rachi est attelé à la halakha tout au long de son commentaire sur le talmud, et les tossefot de même, mais n’est en général pas en controverse avec qui que ce soit, et commente la Torah dans une large perspective. Les tossefot ont aussi une production résolument midrachique sur le texte biblique …(
דעת זקנים מבעלי התוספות est considéré l’oeuvre des tossefot).


Par contre, on sait combien le texte du Guide des égarés de Maïmonide, quelques cent ans plus tard, a été controversé, quand ce n’est pas brûlé, et quiconque feuillète ou étudie ce guide peut voir à quel point Maïmonide est éloigné du concept même de conciliation.


L’exemple ci-dessous me parait riche d’enseignement quant à cette difficulté attachée au judaïsme et dont il me semble que nous vivons un épisode, peut-être depuis la création de l’état d’Israël, en tout cas ces dernières années. Quel judaïsme choisir ? Quel judaïsme accepter ou refuser ? Quelle possibilité de vie parmi les nations ? À côté des nations ?


Le chapitre 2 de bamidbar s’ouvre sur la disposition du campement, lors des quarante ans de désert. Comment vont être disposées les différentes tribus ? Quelles seront leurs bannières ?


Le midrach comme à son habitude passe le verset 2 au crible, s’arrête presque sur chaque mot, et après avoir livré plusieurs idées sur ces deux questions, s’arrête sur le mot « minégued », le verset disant « ils camperont, face à l’arche, tout autour d’elle »
מנגד סביב אוהל מועד יחנו
Quel sens donner à ces deux mots « face à » et « tout autour » ? Comment doit-on disposer le campement ? Comment va se faire sa progression ? 


On peut examiner cela au pied de la lettre : il s’agit d’un campement, avec lequel les enfants d’Israël vont évoluer durant les 40 ans qu’ils passeront dans le désert. Il semble y avoir un problème concret évident : le peuple est comptépar la Torah comme étant constitué de 600 000 hommes âgés de 20 à 60 ans. Si on inclut les femmes, les enfants et les personnes âgées, il s’agit d’un énorme nombre, et le desert du Sinaï est loin de ressembler à la Belgique. Mais le midrach ne semble pas préoccupé ici par cette question de comment 1 million de personnes passent par un goulot. 


Ceci est pour le sens premier du texte. On est aussi conviés à élargir : il s’agit peut Tout autant de l’évolution dans le temps de la troupe d’esclaves qui vient d’être libérée de l’esclavage d’Egypte, et qui va se re-constituer en peuple, sur base de douze tribus issues des douze fils de Yaakov. Ce peuple va recevoir la Torah, construire le sanctuaire, puis va entrer en Israël et s’installer à long terme sur l’ensemble du pays, y créant une société au sens le plus large du terme. 


Traite-t-on ici uniquement du sens littéral ou de toute l’implication contenue dans le texte ?
Le midrach ne répond pas à cette question, et libre chaque lecteur de choisir son angle d’attaque.


Le midrach donne cependant au moins quatre hypothèses - ou associations libres - sur cette disposition. La première fait un parallèle entre ce peuple et les anges qui assistent à la sortie d’Egypte. Ces anges sont décrits comme ayant été remplis d’admiration par tout ce processus de libération, articulé sur base de la négociation menée par Moshé auprès de Pharaon, des dix plaies et de l’ouverture de la mer rouge. Processus non moins impressionnant que ce qui a conduit à l’abolition de l’esclavage en Amérique. Le midrach voit dans la mise en place des bannières, le signe de l’intervention de ces anges, qui auraient plaidé pour que le peuple soit à l’image de l’assemblée des « anges du service ». Comme si cette sortie d’Egypte était un des fondements d’une humanité s’élevant au-dessus de cette tendance primitive, à l’égyptienne, en particulier reposant sur l’aliénation de l’homme par l’homme, de la mise en societé.


La deuxième hypothèse proposée par le midrach, plus spécifiquement concernant la disposition des tribus au sein du campement, en fait remonter la source à l’épisode fondateur que fut la mort de Yaakov. À la question mise dans la bouche de Moshé « comment vais-je les disposer afin que cela convienne a tous? » répond le midrach : Le camp sera disposé comme l’étaient les fils de Yaakov autour de son lit de mort, selon l’ordre prescrit par Yaakov lui-même. Une façon d’enraciner le peuple dans le message des patriarches. Le peuple d’Israël va établir une sociéte sur base de la Torah et de ses 613 commandements, mais la source en est antérieure et découle non moins du message des patriarches, message éthique principalement.
Les troisième et quatrième hypothèses sont incluses dans un même midrach, un même paragraphe, alors qu’elles représentent deux approches bien différentes. Approche conciliatrice du midrach avons-nous dit.


La troisième hypothèse propose que ce « face à, tout autour de l’Arche » soit dès le départ un appel à régir la vie par la halakha : on apprendrait principalement de ce verset comment les juifs doivent s’organiser autour de l’arche, puis plus tard autour du temple, puis plus tard encore autour des synagogues, de manière à venir y rendre le culte sans transgresser le shabbat. Une hypothèse qui viendrait voir dans ce texte non uniquement une description historique mais aussi - si ce n’est surtout - une prescription pour l’avenir. Comme pour dire « la Torah ne raconte pas tant une tranche d’histoire qu’elle n’est un programme de vie. Ce qui est le vrai fondement du judaïsme et lui permettra de se perpétuer n’est pas le souvenir de tel ou tel évènement mais sa transformation en lois ». Une approche bien « pharisienne », l’approche de rabban Yokhanan ben Zakaï qui crée le « kerem de Yavneh », la maison d’étude et instaure celle-ci comme pierre d’angle du judaïsme, en compensation de la destruction du temple.


Alors que le même paragraphe contient une toute autre approche, celle de la quatrième hypothèse…selon laquelle il faudrait interpréter ce « minégued » sur base d’une « guezéra chava », c’est à dire sur base de comparaison de notre mot dans notre contexte avec une autre occurence du mot dans le texte biblique, en l’occurrence dans l’épisode de Hagar, renvoyée par Avraham sur exigence de Sarah, et qui se retrouve dans le désert, elle aussi, sans eau. Craignant pour sa survie et celle de son fils Ishmaël, elle se sépare de lui et s’installe à distance d’un jet de flêche « pour ne pas assister à sa mort ». Le terme « minégued » apparait dans notre contexte, celui du campement dans le désert, et dans celui de Hagar et Ishmaël et un « minégued » sert de clé à l’interprétation de l’autre. Approche intertextuelle. 


Cette hypothèse pourrait être interprétée ainsi : « le peuple juif est au commencement de sa traversée du désert…de l’histoire. Comment va-t-il y survivre ? Face à l’hostilité tant des éléments que de l’humanité environnante ? ». C’est une hypothèse qui, à la différence de la précédente ne propose pas de solution…sauf à voir l’acte de Hagar, qui s’éloigne, s’asseoit et pleure, comme la solution proposée. On connait d’ailleurs plusieurs prolongements à cette scène, d’une part au niveau de la situation elle-même, les yeux de Hagar se trouvant décillés ce qui lui permet d’abreuver son fils et de le sauver, d’autre part au niveau de la suite, le fils devenant le personnage Ishmaël avec lequel les relations se poursuivent…jusqu’à aujourd’hui, elle se remariant plus tard avec Avraham.


Il ne s’agirait donc pas tant d’une alternative entre deux conceptions de ce qui fera mieux survivre le peuple en tant que peuple juif au milieu des nations, il s’agirait plutôt de deux angles d’approche du problème. Un angle pratique, directif, cognitif, religieux, un autre angle plus enraciné dans le vécu et l‘émotionnel, un angle de plus large observation incluant des paramètres sur lesquels réfléchir, tandis que l’approche pharisienne vise surtout à les contourner : le rejet de Hagar par Sarah provenant lui-même d’une crainte que son enfant soit « abîmé » par l’enfant de « l’autre ».


La mention des tribus vient montrer, à travers les symboles des bannières, combien chaque tribu apporte une contribution différente, avec par exemple Issachar, tribu de ceux qui étudient la Torah et qui ont un pacte avec Zevouloun qui travaillent pour eux, en échange de leur étude. 


Le peuple juif, l’individu juif, sont confrontés tout au long de l’histoire à bon nombre de situations difficiles, tant au chapitre de la gestion quotidienne de ce judaïsme face aux non juifs, qu’à celui de sa transmission aux générations à venir. 


Il est intéressant de voir en quoi ce midrach livre matière à réflexion sur une situation qui bien que s’étant déroulée il y a trois mille cinq cents ans approximativement, reste d’actualité, reste sujette à conflits, craintes et décisions parfois heureuses parfois moins.


Richesse du midrach, richesse du texte biblique, bien au-delà de ce qu’a pu produire toute littérature, et richesse de l’approche exégétique de « rabbins » qui sont (furent ?) bien autant hommes politiques, philosophes et penseurs, que bergers d’ouailles religieuses.

 

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