lundi 25 juillet 2011

Forteresse vide, forteresse pleine ("Footnote", Joseph Cedar, 2011)

A voir se mouvoir le professeur Eliezer Shkolnikov (Shlomo Bar Aba), à le voir rester immobile, muet, et surtout tellement raide, à le voir refuser de communiquer, se replonger dans son travail avec les écouteurs étanches enfoncés sur les oreilles, on est naturellement conduits à penser à l’autisme. Au cours du film, afin de ne pas laisser le spectateur avec un point d’interrogation, sa bru (Alma Zack) l’affuble à voix haute de cet épithète.

C’est un film très fort, où sont évoqués en grande finesse un bon nombre de travers de cette vénérable institution qu’est l’Université, où est présenté quelque chose qui n’est pas loin de pouvoir tenir lieu de procès fait à ces institutions gouvernementales israéliennes prestigieuses : l’université, le ministère de l’éducation, le Prix Israël remis solennellement chaque année à une brochette de professeurs soigneusement sélectionnés.

Le film montre l’envers du décor de ces institutions et les ridiculise sans pour autant les caricaturer.

Le professeur Shkolnikov est tellement bien peint qu’on le « reconnaît » tout de suite. Qui vit à Jérusalem ou a eu l’occasion d’étudier à l’université Guivat Ram ou à la bibliothèque nationale installée sur ce campus a côtoyé ou seulement vu de tels personnages plusieurs dizaines de fois.

C’est probablement une des fiertés des fondateurs de ce jeune pays que d’avoir réussi en si peu d’années à ainsi produire des chercheurs en telle quantité, à ainsi avoir produit un tel niveau universitaire, dont certains représentants ont déjà mérité et reçu les distinctions internationales les plus prestigieuses.

Le film explique que ne reçoit pas toujours qui mérite. Le professeur Shkolnikov reçoit le prix en fin du film mais comme par erreur, comme par concession. Le prix était destiné à son fils, le professeur Ouriel Shkolnikov (Lior Ashkenazi) , et il ne sera décerné au père qu’au prix de combats, d’intrigues et de sacrifices payés par le fils.

Le père et le fils sont professeurs-chercheurs en Talmud et le choix de la matière non plus n’est pas anodin. Le père autant que le fils, bien que de façon différente, sont tous deux l’antithèse de ce à quoi est associé le mot Talmud dans l’imagerie populaire des derniers siècles.

Au cours de l’Histoire, les rabbins on toujours été les « propriétaires » ou les détenteurs du talmud. Ceux qui l’étudiaient, ceux qui l’enseignaient, ceux à qui il était assimilé. Les universités israéliennes et américaines ont produit au cours du vingtième siècle un nouveau modèle de spécialiste mondial du Talmud, philologues comme le clame notre professeur. Le professeur Shkolnikov n’est pas religieux le moins du monde. Il est le parfait modèle du rat de bibliothèque et aurait pu être autant spécialiste de grec ancien ou de latin qu’il l’est de talmud. Il pousse même jusqu’à exprimer à voix haute son mépris pour certains personnages qui ont enseigné le Talmud avec respect de la tradition, tel Lévinas qui remettait des titres universitaires posthumes aux rabbins cités en son sein, les qualifiait de « docteurs du talmud », et qui se voit traité d’amateur ignorant par notre professeur. Lévinas qui ne ménageait pas ses critiques aux philologues.

Même son fils, Ouriel Shkolnikov qui se promène avec la kipa sur la tête est au modèle anti traditionaliste de ce qui est qualifié « la mare hyérosolimitaine » : des juifs spécialistes de textes juifs, de pensée juive, enseignants à tour de bras à un public jeune et nombreux, mais méprisés et mal vus du judaïsme « authentique » de Méa Chéarim, d’Anvers ou d’Aix les Bains.

Vus de la lorgnette ultra orthodoxe, ils ne sont pas des vrais, ils sont des juifs « folkloriques », ils sont des déviants. Chacun à sa manière. Vu de la lorgnette académique, le drame mis en scène dans le film n’est pas celui du vrai monde universitaire des pays sérieux. On tremble à l’idée de telles coulisses de la vénérable académie française ou de la Sorbonne !

Et pourtant, ce film vient ne pas se limiter à Jérusalem et à son talmud. Il traite d’un microcosme et laisse clairement entendre que celui-ci est le symbole du monde universitaire occidental dans son ensemble.

C’est le monde universitaire – et non uniquement la société israélienne – qui produit cet « autisme », qui produit cette farce dont Molière ridiculisait déjà la version du 17ème siècle.

Le professeur Shkolnikov est tout sauf autiste. Il est qualifié de « forteresse » par son fils, et le terme renvoie au célèbre livre de Bruno Bettelheim, « la forteresse vide » (1970), dans lequel il présentait dans les détails trois cas d’enfants traités par lui à son « orthogenic school « à Chicago. Le livre fut de retentissement mondial, fut à l’origine de nombreux débats et publications sur l’autisme.

Un sujet qui est toujours actuel. Quel est ce syndrome ? que sont ces malades dont les films « Rainman » (Barry Morrow 1988) , « les diables » (Michel Ruggia 2004) ou « Sabine » (Sandrine Bonnaire 2008), pour ne citer que quelques exemples, ont porté les caractéristiques à l’écran dans les détails?

Le professeur Shkolnikov est bel et bien muré dans une forteresse. On est portés à déduire que ses murailles sont constituées en partie des microfiches de la bibliothèque nationale, mais le film montre non moins combien c’est le monde universitaire, la recherche universitaire en tant qu’activité, et les condisciples du professeur qui fournissent sinon le ciment, aussi quelques rangs dans la construction de l’édifice.

Si le professeur Shkolonikov est réfugié pathétiquement dans un mur de silence c’est par rancune, c’est de rage. De rage d’avoir été tant humilié par cette activité de recherche. Humilié de n’avoir rien trouvé, humilié d’avoir été devancé, humilié au sens propre par celui qui est prêt, au nom de la Science et de la Vérité, à lui porter le coup fatal. Sa forteresse est bien pleine, et renferme des rancoeurs clairement détaillables, qu'aucun mécanisme psychologique relatif à l'autisme ne vient troubler. Ce ne sont que l’intervention et le sacrifice du fils, à qui l’université n’a pas fait perdre visage humain, qui sauvent le professeur du 81ème coup que l'institution était sur le point de lui porter.

Qu’est l’autisme par rapport à cela ? l’autisme qui est maintenant intégré par les manuels diagnostiques de la psychiatrie à tout un éventail qui inclut pratiquement à la même rubrique des enfants visiblement atteints d’un trouble profond, inexpliqué, peut-être organique-génétique, et de tels individus, réduits à un tel comportement non tant par le poids génétique ou natif de telle pathologie mais du fait d’un environnement humain qui n’a réussi qu’à produire puis accentuer le phénomène. Il y a urgence à élargir le vocabulaire, à trouver d’autres mots. De manière à rendre compte des différences au lieu de les délayer dans la ressemblance.

Un très beau film, remarquablement bien construit et bien joué, sur bon nombre de sujets actuels.

1 commentaire:

  1. tout a fait d'accord avec toi, sur la force des messages percus dans ce film, il faut ajouter celui des relations humaines, de la competition et reconnaissance intellectuelle entre le pere et le fils, cet amour silencieux et passionne qui les unit et les separe, et ce respect humain du fils pour le pere...pour le reste tu as tout dit..un tres beau film.

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