jeudi 1 novembre 2012

Du juif à l'hébreu


Un cours très interessant de rav Yaakov Medan sur la paracha Lekh Lekha met en exergue une controverse entre rabbins de l'époque amoraïms sur la punition qu'aurait reçu Avraham (Nedarim 32a) suite à son dialogue avec D. Avraham se retrouve ainsi confronté à une famine et contraint de partir pour l'Egypte et c'est en contraste avec la promesse qui vient de lui être faite, et il faut donc en déduire que la famine et l'Egypte sont des punitions. 

Les trois amoraïms ont chacun une hypothèse. Pour l'un Avraham aurait été puni d'avoir utilisé les âmes qu'il venait de convertir- pour un second Avraham est puni d'avoir demandé à D. des preuves de sa promesse, pour le troisième, il est puni de la réponse qu'il donne au roi de Sdom en Genèse  . 

Le cours analysait le texte de la paracha en détail et en déduisait entre autres qu'il conviendrait de situer l'alliance entre les morceaux, (Berechit 15,    ) avant l'arrivée d'Avraham en terre d'Israël , et donc de faire apparaître un parallèle de la situation de Moshe à qui l'entrée en Israël est annoncée alors qu'il ne s'y trouve pas, qui peut voir la terre de loin, mais pour lequel l'entrée en Israël ne se réalise pas. 

Rav Medan proposait en outre une lecture très nouvelle de la réponse faite par Avraham au roi de Sdom après sa victoire contre les rois qui avaient kidnappé son neveu Loth : "je ne prendrais pas la moindre lanière de sandale d'aucun de ces soldats". Alors que la lecture traditionnelle de cette réponse voit en elle l'illustration de l'extrème éthique d'Avraham, en particulier aux yeux de Lévinas dont je parlerai plus loin, Yaakov Medan suggère que la faute d'Avraham dans cette situation est de n'avoir pas su aller jusqu'au bout de la situation, c'est à dire, n'avoir pas su répondre au roi de Sdom :"je viens de gagner la guerre, il ne s'agit pas de butin, toute la terre désormais m'appartient. Pars d'ici ! Dorénavant c'est moi qui gouverne ". 

Pour Rav Medan, trois histoires du Tanakh sont ici à être lues en parallèle. L'histoire d'Avraham et du roi de Sdom sus mentionnée, l'histoire de Moshé au buisson ardent, et l'épisode de Guideon (Juges 6-8), où Guideon livre bataille et remporte la victoire contre l'armée de tous les peuples alentours  alors qu'il n'a avec lui que 300 hommes (Avraham en a, lui , 318. la différence est mince). Pour Medan, les trois sont des personnages élus, à qui est faite la promesse de prospérité du peuple en Israël, et qui n'aboutissent pas la situation. Moché faute (faute de frapper) se voit privé d'entrée en Israël, Avraham est envoyé en exil et surtout apprend exil et esclavage de sa descendance pour 400 ans, Guideon refuse ouvertement de prendre le pouvoir après la victoire et se poursuit ainsi la période de chaos alternatif des Juges. 

Interessant de réfléchir sur ce sujet ô combien actuel - mais c'est déjà actuel depuis cent ans ! - de la transformation du peuple juif en peuple hébraïque, de la transmutation identitaire qui est exigée pour passer d'esclave en pays étranger à citoyen libre et actif sur sa propre terre. 

Et peut-être un bon moyen pour mener cette réflexion serait-il de comparer la lecture de Rav Medan, israélien du 21ème siècle, avec celle de Lévinas, philosophe parisien du siècle précédent. Comparer la lecture d'un israélien avec celle d'un israélite de diaspora, comparer la lecture d'un hébreu avec celle d'un juif.

Pour ce dernier (Lévinas, juif-israélite) comme annoncé plus haut, la réponse faite par Avraham au roi de Sdom est le symbole de ce que doit être l'attitude de l'homme juif éthique. Chez Lévinas, éthique et responsabilité avant tout. Chez Lévinas, l'identité juive doit avant toute autre chose dépendre du niveau éthique de l'individu.

Chez Medan, il y a incontestablement un autre regard. Le juif pourrait peut-être même être choqué, il y trouverait les caractéristiques attribuées au tsabbar, chez qui en plus de la mèche sur le front ont poussé d'autres attributs, le culot, la rudesse en particulier et peut-être un certain affranchissement par rapport à certains comportements jugés trop tièdes. On reconnaitrait facilement à travers la lecture de Rav Medan le comportement d'Ariel Sharon décidant de son propre chef de traverser le canal de Suez, et demandant après coup la permission.

Rav Medan dans son cours souligne le temps qui s'est écoulé et du fait duquel le Moché âgé de 120 ans et qui observe de loin la terre d'Israël qu'il n'habitera pas, est bien différent du Moché encore égyptien à qui D. se révèle au buisson ardent. Avraham aussi reçoit l'annonce de la création du peuple juif avant d'avoir même son premier enfant, Guideon aussi est sollicité par l'ange quand il n'est qu'adolescent. 

Rav Medan parlait de l'évolution qui peut se produire, qui se produit en l'homme au long de son existence, et qui fait qu'il peut dans un premier temps se conduire plus (trop?) prudemment que par la suite.

L'actualité de cette question est bien entendu notre situation politique d'aujourd'hui et la question du comportement à avoir avec nos voisins ou sur la scène internationale. Beaucoup ont dit en Israël depuis 1967 que l'erreur politique principale commise à ce moment avait été de ne pas enfoncer le clou jusqu'au bout (chacun peut écrire le scénario de ce "jusqu'au bout" à sa guise et y inclure ce que bon lui semble). En parallèle , Yshayahou Leibovitz a, lui , toujours dénoncé le chaos potentiel que la victoire avait donné,c'est à dire l'occupation des territoires.

Et donc quoi ? Le consensus israélien aujourd'hui, qui ne consiste ni à prôner le transfert arabe ni à rendre les territoires, parait fort éloigné de la lecture européenne ou américaine de notre situation internationale. Là où les européens - juifs y compris - continuent à parler de territoires occupés et à ne voir un avenir qu'en terme de restitution de ces territoires, c'est le souhait et le sentiment de bien peu d'israéliens aujourd'hui semble-t-il, ou plus précisément dirait-on que la plupart des israéliens-hébreux sont  persuadés que des villes comme Maaleh Adoumim, Ariel ou même Bet El ou Ofra ne sont pas démantelables et ne seront donc probablement jamais "rendues", alors que l'européen qui se prononce à plusieurs milliers de kilomètres d'ici ne s'élève pas à une telle résolution optique et ne fait pas le détail.

C'est précisément de ces détails qu'il doit peut-être être question, et c'est peut-être de ces détails qu'il est fait allusion dans notre texte qui parle de courroies de sandales.  Pour pouvoir tout à la fois prendre des décisions et tenir compte de ces détails, le dirigeant politique doit-il avant tout être éthique, ou doit-il plutôt être politico pragmatique?

Le dirigeant d'Israël sera éthique ou ne sera pas. Le regard nostalgique sur le 13 juin 1967 n'est que la focalisation sur un mirage. La guerre des 6 jours est notre buisson ardent, l’alliance entre les morceaux de notre époque, l’ange qui s’adresse à Guideon. Ce n’est pas de cela que découle la construction de la réalité du juif qui redevient hébreu. L'histoire ne se fait à l'emporte pièce que de façon exceptionnelle. Dans la vraie réalité, c'est de processus ( ou devrait-on écrire "processi") que se produit l'histoire. Et ces processus ne dépendent pas uniquement du temps qui s’écoule. Ils nécessitent le mûrissement de l’homme. Mûrissement qui naît de l’interpersonnel et qui ne parvient pas à se produire en l’individu seul.Ces processus ne surviendront que si Ariel Sharon saura traverser le canal avec Leibovitz à ses côtés. Le processus doit se faire par le caractère actif du dirigeant mais à la condition que le gardien de l'éthique dîne à sa table, l'avertisse et le supervise. De ce dialogue peuvent naître les conditions que l'individu seul ne peut créer, même en laissant s'écouler du temps, fût-il Avraham, Moché ou Guideon. Seul, il reste prisonnier de ses mécanismes personnels et il reste exposé au manque de confiance, à l'hésitation ou au départ pour la guerre. Accompagné, il peut avancer et construire.  

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