Installé dans une salle confortable d'un
des panthéons de la culture israélienne - la cinémathèque de Tel Aviv - , bercé
par le ton lénifiant de l'introduction au colloque (de psychanalyse) hautement
culturel auquel je suis venu assister, et cependant, encore sous le choc du
"spectacle"...de barbarie auquel j'assistais hier soir, en
compagnie de Marianne, dans un autre haut lieu de la culture israélienne, j'ai
recours à la "ventilation par l'écriture".
"Notre classe", une pièce de
Tadeusz Slobodzianek, auteur polonais contemporain fort inconnu en occident,
200 ème représentation en hébreu, prix 2015 de la meilleure adaptation de pièce
étrangère, ne nous avait pas paru devoir être à ce point de la dynamite, et
c'est en toute innocence et dans une pure recherche culturelle que nous avons
pris deux billets
J'ai pourtant faillir partir à la pause, et
cela me correspond tellement peu que je suis finalement resté. Je ne regrette
finalement pas.
La pièce est très "bonne", même
si en écrivant ce mot, après n'en avoir pas trouvé de meilleur, je reste sur
une impression d'obscénité. Avec un sujet pareil, pour pouvoir écrire
placidement une critique du niveau théatral de la pièce, mise en scène, jeu, il
faudrait une capacité de déni, de coupure et d'abstraction dont je ne dispose
pas.
La pièce fait passer le spectateur par
abondance de langage grossier, par l'ivrognerie, par le viol, par le crime et,
cerise sur le gateau, par l'assassinat bestial collectif (et tristement
authentique) des 1600 juifs de Jedwabne par les polonais eux-mêmes, avant même
que les nazis n'entrent en scène.....et c'est le mot "bonne" qui
serait obscène ?
Au micro, l'intervenant du colloque
explique que "creuser dans la neige à mains nues pour enterrer quelqu'un
qui s'est écroulé en escaladant l'Everest, et de ce fait, renoncer à atteindre
le sommet et mettre en danger ses mains, c'est ce qui s'appelle arriver au plus
haut de l'humain" et je repense aux "humains" polonais de la
pièce d'hier soir.
"Notre classe" nous met en
présence de dix individus - certains juifs polonais, les autres catholiques et
autochtones polonais - entre 1925, quand ils sont agés de huit-dix ans, et l'an
2000.
Dix vies, dix destins, dix personnalités,
traversant ensemble (partiellement - seuls cinq survivent à la guerre) trois
quart d'un siècle scandé par une des plus grandes horreurs vécues et commises
par le genre humain (avant les réalisations non encore abouties de l'état
islamique).
Rahelkeh, alias Marianna, est celle qui me
reste la plus frappante, au sens propre. Et ce n'est pas que Risheck, Zigmund,
Zokha, Dora, Avram, Wladeck, Yaakov, le prêtre dont le nom ne m'est pas resté
en mémoire, ou Menakhem ne m'aient pas frappé, mais parce que ce sont des personnages
moins finement découpés.
Rishek et Zigmund sont ainsi deux
variations sur le thème de la bestialité polonaise dans ses aspects les plus
crus. Ce sont ceux qui infligent au spectateur les premiers coups que lui
assènent la pièce. Ils incarnent l'horreur, la brutalité, la bestialité dans
leur version polonaise, qui est peut-être parmi les plus accomplies de
l'humanité. Ils sont qui nationaliste, qui opportuniste, l'humanité à son état
le plus brut, le pire. Ceux que l'éducation, la religion ne parviennent pas
même à polir un tant soit peu. Je n'ai aucun doute que ma famille polonaise, de
Pulawy, de Varsovie d'avant-guerre ou d'Auschwitz en 1943-44 ont connu de tels
individus. Mon grand-père disait régulièrement qu'il ne souhaite pas de mal aux
polonais, mais si un feu venait à prendre à un bout et à ravager la Pologne
entière, lui n'appellerait pas les pompiers.
Je me souviens avoir assisté en 1988 à
Jérusalem, à un autre congrès de psychanalyse auquel se posait la question de
savoir si la barbarie nazie ou la barbarie polonaise étaient des catégories
particulières ou des catégories génériques du genre humain. Je reviendrai sur
cela.
Yaakov, Avram, Menakhem, Dora représentent
aussi chacun une facette différente de qu'il est advenu du judaïsme de Pologne,
un émigré aux USA encore avant 1935, un qui est passé par Israël après avoir
réussi à ne pas être exterminé, deux exterminés, un dans le cadre de la cruauté
individuelle, une dans celui de l'extermination de masse, et Mariana aussi est
représentante d'une catégorie, mais c'est une catégorie moins largement
partagée, ou peut-être qui, juste, m'est moins familière.
Mariana, juive, échappe au meurtre, sauvée
par celui, non-juif, de ses camarades de classe chez qui se trouvait la plus
grande quantité de coeur, d'affect, de commisération. Il l'épouse après lui
avoir imposé la conversion au catholicisme, et elle joue le jeu, jusqu'au bout.
Elle sait que la conversion ne fait d'elle une catholique, ni aux yeux des
goyïms ni aux siens propres, mais quand on lui demande en tant que qui elle
souhaite être enterrée, elle répond Mariana sans hésitation, au lieu de
répondre Rahelkeh, son nom de naissance.
Elle s'est demandée un temps de quel droit
elle était restée en vie, puis a choisi d'arrêter de se poser la question, a
choisi de "les laisser partir", "losem gein". Elle vit de
télévision, et aime par dessus tout voir les reportages sur la vie des animaux.
Elle a, outre avoir renoncé tant à sa religion qu'à son identité juive, comme
quitté le monde des humains.
Elle a survécu, a entériné la difficile
constatation que la mort n'avait pas voulu d'elle, et s'est comme dissociée des
questions qu'elle se posait, des tortures que cela lui infligeait.
Quand Zokha, émigrée aux USA et en visite
au pays en l'an 2000 approximativement, lui propose de sortir faire un tour
avec elle, elle refuse avec véhémence. Elle ne cherche pas tant à se fondre
dans le monde polonais, qu'à ne plus se montrer parmi les humains.
Mariana, est-ce ce que devient l'individu
traumatisé quand il ne peut faire le choix ni de la responsabilité ni de la
scribothérapie ? Le traumatisme l'a frappé, l'a sorti de lui-même, l'a comme
anéanti, dissocié, neutralisé. Soit il devient cynique, soit il devient
éthique, soit il devient Mariana, ou pire encore, comme était encore dans les
années 80 une bonne partie des pensionnaires des hôpitaux psychiatriques
israéliens, survivants "écorchés" de la shoah.
Elle est le personnage qui parait le plus
représenter l'auteur, que je soupçonne donc d'être peut-être lui-même un juif
devenu polonais (on aurait du mal à déceler du judaïsme dans ce nom tellement
polonais) par la violence du flux.
Un auteur qui a écrit une pièce elle-même
d'une extraordinaire violence, bouleversante de façon gigantesque. Une pièce
que je ne recommande en fin de compte à aucun "seconde génération"
qui n'a aucun besoin de se faire servir "encore une portion" de
quelque chose qu'il a reçu comme alimentation quotidienne toute sa vie.
Une pièce qui repose de façon violente ces
sempiternelles questions de l'antisémitisme ou de la barbarie humaine.
Une pièce qui ne manque pas de me renvoyer
à ma propre classe. La configuration globale en était bien différente de celle
de la pièce. Dans ma classe de l'école primaire, j'étais le seul juif, et ainsi
en a-t-il plus ou moins été jusqu'à la fin de la scolarité. Il n'y avait pas à
l'époque d'autres juifs que nous à Wissous. Il y avait en revanche au lycée
d'Antony beaucoup de juifs mais la règle d'alors y était celle du chacun pour
soi, celle du judaïsme à la maison, et pas à l'école laïque. La contrepartie
était l'absolue non considération. Ni antisémitisme, ni reconnaissance.
Personne n'entendait aucun mot contre les juifs, et personne n'acceptait de
façon naturelle l'absentéisme pour raisons religieuses. On l'obtenait mais il
fallait argumenter.
C'était l'époque d'une sorte d'âge d'or du
judaïsme français. La shoah et les attitudes à la Jedwabne avait mené
l'antisémitisme à l'état de total tabou.
Les choses ont bien changé quarante cinq
ans plus tard et surtout depuis que l'on entendit à nouveau "mort aux
juifs" place de la république et en d'autres lieux en France.
Les français sont-ils potentiellement
équivalents aux polonais ? Peuvent-ils atteindre le même degré de cruauté et
d'inhumanité ? C'est une question qu'il est finalement impératif de se poser,
c'est une question qu'il est impossible de ne pas se poser. Tout humain peut-il
ainsi tuer au nom de la différence, au nom d'une croyance présumée coupable ?
Tout individu peut-il en arriver au racisme ?
Ce congrès de Jérusalem en 1988
franchissait d'un coup le pas, posait ouvertement la question, et je dois bien
avouer que j'éprouvai une réelle gêne à entendre cette question posée à
l'universalité de l'humain...par un psychanalyste polonais ! Je dois à la
vérité de dire que je ressentis, avec soulagement, que les israéliens qui
etaient à mes côtés éprouvaient la même gêne que moi. Répondre à la question de
l'antisémitisme en le catégoriant comme une simple sous-catégorie de la
barbarie humaine, finalement infinie dans ses variantes, et à laquelle tout
humain, tout collectif humain pourrait se trouver amené, ou ramené, sonnait et
sonne encore pour moi comme une obscénité.
On pourrait aujourd'hui être tentés
d'accepter l'axiome de l'universalité en en voulant pour preuve le génocide
arménien, celui des tutsis, ou encore les exactions commises au nom de cet état
islamique, trois exemples de barbarie qui se développent très bien toutes
seules, sans aucun besoin de trouver des juifs pour pleinement se réaliser.
Je me rends compte que je n'ai en fin de
compte aucune renonciation à exiger de moi-même pour concéder une partie des
droits d'exclusivité sur les effets de la barbarie.
J'ai par compte une opposition catégorique
à partager ces effets avec ceux qui seraient supposés devoir aux israéliens -
et donc indirectement à moi-même - un pareil sort.
Nous avons lu ce dernier shabbat la paracha
Michpatim, qui elle-même suit la paracha Yitro, dans laquelle est raconté le
don de la Torah, dans laquelle se trouvent les dix commandements.
Dans la pièce "Notre classe", au
moment de sa conversion au catholicisme, Mariana est soumise à un examen pour
lequel elle doit apprendre les fondements du christianisme. L'examinateur - qui
n'est autre que Zigmund, un des deux personnages les plus bestiaux, celui qui
vient de commettre des crimes qui feraient rougir la barbarie elle-même - lui
demande :"quel est le cinquième commandement?". Mariana, qui est
encore Rahelkeh, et qui doit avoir ses propres états d'âme vis à vis de son
ascendance en ce moment tragique, répond : " tu respecteras ton père et ta
mère", et son examinateur-tortionnaire l'interrompt triomphant "tu ne
tueras point", lui dont les mains sont encore rouges de sang, lui le
meurtrier par excellence, est aussi l'examinateur-bourreau de la foi de sa
victime, lui qui ne voit aucune contradiction à réciter le "tu ne tueras
point" le même jour où il vient de tuer.
Le juif n'est en fait pas soumis aux dix
commandements comme croyance, il est soumis aux mitzvot, c'est à dire qu'il
doit, selon les cas "faire"ou "ne pas faire" et non
uniquement adhérer, et surtout, le juif est soumis aux autres 603
commandements, et parmi lesquels les lois relatives à l'esclave et à
l'étranger, lois qui figurent entre autres dans la paracha Michpatim, ou
ailleurs dans la Torah, comme les lois sur une honnêteté de poids et de mesures
pour le commerce.
Le juif a obligation de se souvenir dans sa
relation à l'autre, à l'étranger, fût-il esclave, qu'il a lui-même été esclave
même si c'était il y a 3500 ans.
Nous avons tristement en mémoire quelques
tragiques épisodes de la guerre de presque cent ans maintenant qui nous oppose
aux palestiniens, tels Dir Yassine ou le meurtre de Mahmoud Abou Khder il y a
un an et demi, mais nous avons le devoir de conserver les mesures, et :
- de se rappeler qu'aucune voix officielle
juive ou israélienne n'est venue sanctifier ni glorifier, ni même approuver ces
actes,
- de se rappeler que les assassins d'Abou
Khder n'ont pas seulement été désavoués par la grande majorité du peuple
israélien, ils ont été aussi jugés par la justice israélienne, et condamnés.
- de se rappeler que les palestiniens
n'hésitent nullement à utiliser le vocabulaire de la shoah, d'une part pour
décrire des faits commis à leur égard qui sont sans commune mesure avec la
shoah, et d'autre part en n'hésitant pas moins à s'associer aux concerts
négationnistes de la même shoah, avec à leur tête leur prétendu président. Et
je ne mentionne pas ici les massacres qu'ils ont commis.
- de se rappeler que le monde sait très
bien tout seul trouver la voie de l'antisémitisme, en particulier par le biais
de l'antisionisme, et que tout israélien ou juif qui choisit de donner de l'eau
au moulin de cette démarche agit probablement en ennemi d'Israël lui-même.
Leibovitz se positionnait radicalement ( et
rageusement. C'était Leibovitz) contre l'occupation des territoires, contre le
maintien d'une présence militaire parmi les palestiniens, et la raison
principale était sa crainte que le rôle de soldat d'occupation ne pourrisse
l'israélien. Il craignait par dessus tout que l'armée israélienne puisse tristement
ressembler à une armée nazie.
Je suis convaincu que sa crainte n'était
quand même pas fondée. J'ai appris chez Manitou que les juifs étaient au Sinaï,
qu'ils ont tous entendu le don de la Torah, et ont tous répondu "nous
ferons et nous entendrons". Et les israéliens sont des juifs, et la
distance est énorme entre eux et la barbarie nazie, polonaise ou islamiste, ou
même entre eux et les débordements verbaux français.
La vigilance demeure de rigueur, et
l'enseignement qui doit en découler, et l'exigence de moralité à tous les
niveaux de fonctionnement du pays, mais les isréliens ou les juifs qui sont
animés de cette crainte au point d'être parfois les premiers à accuser l'armée
ou l'état d'Israël de ce qu'ils ne sont pas feraient bien de se soucier des
oreilles qui vont entendre leur voix, et de l'écho antisémite que certains
s'empresseront de donner à ce qu'ils ne croient qu'être une critique légitime
voire constructive.
Nous avons en particulier le devoir non
uniquement de mémoire, mais d'enseignement et d'éducation. Devoir de
transmettre à nos enfants le plus haut niveau éthique, au moins tel que celui
dont la Torah donne les bases et les détails, afin qu'aucun ressortissant juif
ne puisse tomber jusqu'à atteindre le sous-niveau d'humanité que cette pièce,
ou notre actualité, savent nous montrer, mais les israéliens connaissent ce
devoir et s'en acquittent, y compris en circoncrivant et en condamnant les
quelques individus qui parfois, tel personnage biblique, prend du butin, ou
choisit de passer dans un camp qui n'est pas le sien.
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