La destination
“Jordanie” n’est vraiment pas anodine pour quiconque suit année après année la
lecture de la Torah à la petite semaine.
Se rendre en Australie
ou en Laponie, ou même à Etretat est certainement extraordinaire. Aller en Pologne, en Alsace ou
en Turquie quand tes ancêtres y ont vécu n’est pas anodin non plus, mais c’est
un peu comme la différence entre voir une série télévisée, un documentaire et
un film de Stanley Kubrick ou Inarritù. Dans les trois cas tu es devant un
écran mais la dimension et l’impact de ce que tu regardes sont d’un autre
univers.
Tu te promènes en
Jordanie et, à condition d’avoir au micro et au détour des pauses le bon guide
tu passes un après l’autre des lieux qui sont tes racines humaines,
culturelles, identitaires.
Tu commences par
passer la frontière, en faisant bien attention de ne pas avoir sur toi d’objets
ostentatoires de ta judéïté, et puis tu ne sais pas vraiment si tu es dans un
pays hospitalier ou au contraire hostile.
Tu roules et les
paysages défilent, ainsi que tes souvenirs de la carte.
Tu es en Guilead, tu passes
par les monts de Moab, tu te trouves à Ammon, tu passes à côté de Tsohar et tu
vois de tes yeux les sources de l’humanité post-destruction de Sodome et
Gommorhe. Tu te souviens de l’épisode biblique selon lequel les filles de Loth,
persuadées que l’humanité a été détruite à part eux trois, saoulent leur père,
et conçoivent et donnent naissance aux peuples des mêmes noms. Et quand le
guide te raconte que le lieu identifié à Tsohar (ville nommée dans la Bible) à l’embouchure
du nahal Zered lui aussi mentionné dans le même texte, est une ville connue
pour sa culture de dépravation sexuelle, au point que les taux de vérole et de
débilité mentale y sont incroyablement élevés, tu restes songeur tandis que
défilent dans ta mémoire les « qualités » attribuées aux sodomites,
et tu te souviens que le premier grand roi d’Israël, David, descend par sa mère
Ruth… des moabites. Et tu sens qu’il y a comme une continuité entre cette
tendance humaine, la destruction de Sodome et Gommorhe, l’acte des filles de
Loth et la conversion de Ruth. Tu entrevois un des aspects de ce à quoi vise le
judaïsme, tu perçois les notions de sublimation et de tikoun.
Tu passes par la
ville identifiée aujourd’hui avec la Yavetz biblique et, tout en observant la
rue, dont l’aspect tiers-monde te saute au yeux, surtout quand tu te souviens
que tu viens de ne passer la frontière qu’il y a vingt minutes,
quand tu vois
l’autre côté de cette frontière à l’œil nu et que tu sais que de l’autre côté
le niveau de développement, pourtant encore bien inférieur à celui de l’europe,
est à des années lumières de ce que voient tes yeux, tu fais marcher ta machine
à remonter le temps personnelle et tu te souviens comment d’une part cette
ville est mentionnée dans le livre de Samuel 1 et comment ce lieu, les monts du
Guilead, est en fait celui où vivaient les tribus de Gad, Reuven et la moitié
de la tribu de Menaché. Les deux premières ne s’y sont installées qu’à la fin
des quarante ans de désert, après avoir demandé explicitement à Moïse le droit
de rester ici, et de ne pas traverser le Jourdain pour entrer en Israël (fin du livre des
Nombres), mais la troisième semble avoir été installée là-bas bien
antérieurement, bien avant l’esclavage et la sortie d’Egypte, les fils de Menacheh,
fils de Joseph vice-roi d’Egypte, ayant reçu de leur père cette contrée, alors
administrée par l’Egypte. Et tu réalises que le roi Shaül vient de ces mêmes lieux
et tu te souviens que les gens de Guilead, ayant appris la mort de Shaül et de
son fils Yonatan sur le mont Guilboa dans la bataille contre les Philistins,
sont venus récupérer les corps du roi et de son fils, et les enterrer ici-même,
à Yavetz.
Et ainsi, les
passants de cette rue, qui paraissent indéniablement arabes, ne sont peut-être
pas autres que les descendants de ces deux tribus et demi d’Israël…leur ont
juste été épargnées quelques pérégrinations. Peut-être sont-ils l’hébreu
sédentarisé avant même de devenir juif.
Tu roules sur
l’axe nord-sud qui est le pendant jordanien de la route qui relie Bet Shean à
Jericho puis Eilat, et tu apprends qu’il y a comme ça trois axes parallèles
côté jordanien. Tu entends que la route plus à l’est que celle sur laquelle tu
roules s’appelle la route du roi. Et tu penses qu’il s’agit du roi Hussein, ou
peut-être Talal, ou peut-être Abdallah. Après tout, tu viens d’entrer en
Jordanie par le lieu appelé ici Cheikh Hussein, et tu viens de passer le pont
Hussein, et il y a le pont Abdallah, tous en référence à la dynastie moderne à
la tête du royaume hachémite de Jordanie. Et tu te souviens du verset de la
paracha Houkat : «je m’apprête à passer par ton pays. Je ne vais pas errer
de droite et de gauche, dans les vergers ou les champs, mais passer par la
route du roi… » (Nombres 21, 22) et tu réalises que c’est la route !
celle de la Torah. Le roi n’est pas Hussein mais cette route est ainsi nommée
depuis 3500 ans:
Puis tu passes ce
qui s’appelle aujourd’hui en arabe le cours d’eau Zarka, et qui n’est autre que
le Yabok, celui-même où le patriarche Yaakov combattit une certaine nuit un
« homme », qui le laissa boiteux et lui changea son nom, le faisant
dès lors Israël, et tu comprends combien tu t’apprêtes non uniquement à marcher
dans un cours d’eau banal. Tu comprends que tu vas revivre une fraction de ce
que tes ancêtres ont non seulement vécu, mais ont aussi écrit, dans le Livre le
plus fondamental de l’histoire de l’humanité.
Puis tu entres
dans le nahak Zered. « Ils quittèrent Ovot et campèrent sur les ruines des
lieux de passage, dans le désert au pied de Moav, à l’est du soleil. De là, ils
continuèrent et campèrent dans le nahal Zared. » (Nombres 21,10-12).
Le nahal Zered
est loin d’être le désert. Il semble y couler de l’eau en permanence, donc de
l’eau issue de l’aquiphère et indépendante de la quantité de pluies tombées, et
surtout pour quiconque marche à ses côtés, le terme « lieux de
passage » reçoit toute sa signification. Comment mieux qualifier cette configuration
géographique que "lieux de passage" quand marcher le long de ce cours d’eau
impose de le passer encore et encore, en moyenne tous les cinquante
mètres ?
Nous marchâmes
ainsi 30 kms, pendant deux jours pleins, le long du nahal Zered, et le franchîmes
donc environ…400 fois.
Puis tu arrives
au nah’al Arnon. Et tu vois ce canyon, incroyablement encaissé entre deux murs
verticaux de plus de cinquante mètres de hauteur, tellement proches l’un de
l’autre et là aussi tu restes stupéfait de ce que ta mémoire te récite :
« Ainsi est-il écrit dans le livre des guerres de l’Eternel : L’amour
surgira en fin, tel le bouillonnant Arnon » (Nombres 21, 14. Très libre
traduction personnelle).
Tu entres dans le nah’al avec en tête les explications
de Rachi : « de ce torrent jaillirent aussi le sang et les restes des
guerriers amorréens qui s’étaient embusqués dans les anfractuosités de ces
rochers. Ces rochers tellement près l’un de l’autre que celui qui est d’un côté
peut tranquillement converser avec celui qui est de l’autre côté tant il lui
est proche, furent miraculeusement pressés l’un contre l’autre, permettant aux
enfants d’Israël de passer sur la terre ferme, en analogie au passage de la mer
rouge. De ce mouvement géologique les guerriers furent écrasés et le torrent
charria leurs restes, sang et débris que virent les enfants d’Israël une fois
qu’ils furent à l’embouchure. Alors ils chantèrent louanges de reconnaissance
(Rachi sur Nombres 21, 15 traduction personnelle très libre).
Et de ces quatre
jours passés à ne marcher pour ainsi dire que dans l’eau, tu comprends pourquoi
se tarit ici le puits qui les avait accompagnés durant les quarante ans de
marche dans le désert. Une fois arrivés dans une terre tellement pourvue d’eau,
les enfants d’Israël n’ont plus aucun besoin de puits. Il peut tranquillement
prendre sa retraite et, ainsi que le dit Rabi Tanhouma cité par Rachi :
« se tapir en profondeur dans le lac de Tibériade. C’est ce que dit le
verset « Il se voit depuis la hauteur de la montagne du désert »
(Nombres 21, 20 traduction personnelle très libre). Depuis la hauteur, on voit
clairement sous l’eau du lac comme une butte, et elle est ce qui reste de notre
puits, selon Rabi Tanhouma.
Et tu repasses le
Jourdain, de nouveau en habit urbain et sec, en autobus. Et ce simple passage
te sort de ce rêve. Tu passes Bet Shean et tu es encore dans la comparaison. Et
tu vois que même les tristes HLM de cette ville, non seulement sont maintenant
entourés de villas florissantes et de développement urbain, mais aussi sont
eux-mêmes tellement plus modernes que ce que tu viens de laisser.
Puis tu continues
à rouler. La nuit tombe et tu arrives deux heures plus tard à Jérusalem, qui
n’est plus Shalem mais Yeroushalaïm, qui n’est plus très biblique mais bien
actuelle, habitée et développée par les juifs redevenus hébreux, revenus sur
place après quelques deux mille ans. Tu refermes ton tanakh et tu retrouves ta
réalité.
A la fois en continuité avec le passé, et à la fois lointaine comme la
distance temporelle qui te sépare de la Jordanie, de sa population, et de ses
neh’alim bibliques.
P.S. Quiconque observe les quatre dernières photos, du nahal Arnon, ne peut s'empêcher de se faire la réflexion ; "pas très impétueux le Arnon. On a vu mieux." Certes. On ne ramène pas de photos de l'impétuosité du Arnon. On ne prend pas (moi en tout cas) le risque d'y emmener un appareil photo, qui ne sera pas uniquement mouillé (on sait s'équiper contre l'eau) mais bien aussi probablement malmené si ce n'est cogné...ou fracassé. C'est d'ailleurs probablement pour ça qu'il n'y a aucune photo du passage des hébreux des mêmes endroits.
P.S. Quiconque observe les quatre dernières photos, du nahal Arnon, ne peut s'empêcher de se faire la réflexion ; "pas très impétueux le Arnon. On a vu mieux." Certes. On ne ramène pas de photos de l'impétuosité du Arnon. On ne prend pas (moi en tout cas) le risque d'y emmener un appareil photo, qui ne sera pas uniquement mouillé (on sait s'équiper contre l'eau) mais bien aussi probablement malmené si ce n'est cogné...ou fracassé. C'est d'ailleurs probablement pour ça qu'il n'y a aucune photo du passage des hébreux des mêmes endroits.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire