jeudi 1 septembre 2016

Marcher sur les traces de ses ancêtres dans les torrents de Jordanie. Août 2016


La destination “Jordanie” n’est vraiment pas anodine pour quiconque suit année après année la lecture de la Torah à la petite semaine.

Se rendre en Australie ou en Laponie, ou même à Etretat est certainement extraordinaire. Aller en Pologne, en Alsace ou en Turquie quand tes ancêtres y ont vécu n’est pas anodin non plus, mais c’est un peu comme la différence entre voir une série télévisée, un documentaire et un film de Stanley Kubrick ou Inarritù. Dans les trois cas tu es devant un écran mais la dimension et l’impact de ce que tu regardes sont d’un autre univers.

Tu te promènes en Jordanie et, à condition d’avoir au micro et au détour des pauses le bon guide tu passes un après l’autre des lieux qui sont tes racines humaines, culturelles, identitaires.

Tu commences par passer la frontière, en faisant bien attention de ne pas avoir sur toi d’objets ostentatoires de ta judéïté, et puis tu ne sais pas vraiment si tu es dans un pays hospitalier ou au contraire hostile.

Tu roules et les paysages défilent, ainsi que tes souvenirs de la carte.



Tu es en Guilead, tu passes par les monts de Moab, tu te trouves à Ammon, tu passes à côté de Tsohar et tu vois de tes yeux les sources de l’humanité post-destruction de Sodome et Gommorhe. Tu te souviens de l’épisode biblique selon lequel les filles de Loth, persuadées que l’humanité a été détruite à part eux trois, saoulent leur père, et conçoivent et donnent naissance aux peuples des mêmes noms. Et quand le guide te raconte que le lieu identifié à Tsohar (ville nommée dans la Bible) à l’embouchure du nahal Zered lui aussi mentionné dans le même texte, est une ville connue pour sa culture de dépravation sexuelle, au point que les taux de vérole et de débilité mentale y sont incroyablement élevés, tu restes songeur tandis que défilent dans ta mémoire les « qualités » attribuées aux sodomites, et tu te souviens que le premier grand roi d’Israël, David, descend par sa mère Ruth… des moabites. Et tu sens qu’il y a comme une continuité entre cette tendance humaine, la destruction de Sodome et Gommorhe, l’acte des filles de Loth et la conversion de Ruth. Tu entrevois un des aspects de ce à quoi vise le judaïsme, tu perçois les notions de sublimation et de tikoun.

Tu passes par la ville identifiée aujourd’hui avec la Yavetz biblique et, tout en observant la rue, dont l’aspect tiers-monde te saute au yeux, surtout quand tu te souviens que tu viens de ne passer la frontière qu’il y a vingt minutes, 




quand tu vois l’autre côté de cette frontière à l’œil nu et que tu sais que de l’autre côté le niveau de développement, pourtant encore bien inférieur à celui de l’europe, est à des années lumières de ce que voient tes yeux, tu fais marcher ta machine à remonter le temps personnelle et tu te souviens comment d’une part cette ville est mentionnée dans le livre de Samuel 1 et comment ce lieu, les monts du Guilead, est en fait celui où vivaient les tribus de Gad, Reuven et la moitié de la tribu de Menaché. Les deux premières ne s’y sont installées qu’à la fin des quarante ans de désert, après avoir demandé explicitement à Moïse le droit de rester ici, et de ne pas traverser le Jourdain  pour entrer en Israël (fin du livre des Nombres), mais la troisième semble avoir été installée là-bas bien antérieurement, bien avant l’esclavage et la sortie d’Egypte, les fils de Menacheh, fils de Joseph vice-roi d’Egypte, ayant reçu de leur père cette contrée, alors administrée par l’Egypte. Et tu réalises que le roi Shaül vient de ces mêmes lieux et tu te souviens que les gens de Guilead, ayant appris la mort de Shaül et de son fils Yonatan sur le mont Guilboa dans la bataille contre les Philistins, sont venus récupérer les corps du roi et de son fils, et les enterrer ici-même, à Yavetz.


Et ainsi, les passants de cette rue, qui paraissent indéniablement arabes, ne sont peut-être pas autres que les descendants de ces deux tribus et demi d’Israël…leur ont juste été épargnées quelques pérégrinations. Peut-être sont-ils l’hébreu sédentarisé avant même de devenir juif.
Tu roules sur l’axe nord-sud qui est le pendant jordanien de la route qui relie Bet Shean à Jericho puis Eilat, et tu apprends qu’il y a comme ça trois axes parallèles côté jordanien. Tu entends que la route plus à l’est que celle sur laquelle tu roules s’appelle la route du roi. Et tu penses qu’il s’agit du roi Hussein, ou peut-être Talal, ou peut-être Abdallah. Après tout, tu viens d’entrer en Jordanie par le lieu appelé ici Cheikh Hussein, et tu viens de passer le pont Hussein, et il y a le pont Abdallah, tous en référence à la dynastie moderne à la tête du royaume hachémite de Jordanie. Et tu te souviens du verset de la paracha Houkat : «je m’apprête à passer par ton pays. Je ne vais pas errer de droite et de gauche, dans les vergers ou les champs, mais passer par la route du roi… » (Nombres 21, 22) et tu réalises que c’est la route ! celle de la Torah. Le roi n’est pas Hussein mais cette route est ainsi nommée depuis 3500 ans:
   
Puis tu passes ce qui s’appelle aujourd’hui en arabe le cours d’eau Zarka, et qui n’est autre que le Yabok, celui-même où le patriarche Yaakov combattit une certaine nuit un « homme », qui le laissa boiteux et lui changea son nom, le faisant dès lors Israël, et tu comprends combien tu t’apprêtes non uniquement à marcher dans un cours d’eau banal. Tu comprends que tu vas revivre une fraction de ce que tes ancêtres ont non seulement vécu, mais ont aussi écrit, dans le Livre le plus fondamental de l’histoire de l’humanité.

Puis tu entres dans le nahak Zered. « Ils quittèrent Ovot et campèrent sur les ruines des lieux de passage, dans le désert au pied de Moav, à l’est du soleil. De là, ils continuèrent et campèrent dans le nahal Zared. » (Nombres 21,10-12).




Le nahal Zered est loin d’être le désert. Il semble y couler de l’eau en permanence, donc de l’eau issue de l’aquiphère et indépendante de la quantité de pluies tombées, et surtout pour quiconque marche à ses côtés, le terme « lieux de passage » reçoit toute sa signification. Comment mieux qualifier cette configuration géographique que "lieux de passage" quand marcher le long de ce cours d’eau impose de le passer encore et encore, en moyenne tous les cinquante mètres ?







Nous marchâmes ainsi 30 kms, pendant deux jours pleins, le long du nahal Zered, et le franchîmes donc environ…400 fois.

Puis tu arrives au nah’al Arnon. Et tu vois ce canyon, incroyablement encaissé entre deux murs verticaux de plus de cinquante mètres de hauteur, tellement proches l’un de l’autre et là aussi tu restes stupéfait de ce que ta mémoire te récite : « Ainsi est-il écrit dans le livre des guerres de l’Eternel : L’amour surgira en fin, tel le bouillonnant Arnon » (Nombres 21, 14. Très libre traduction personnelle). 






Tu entres dans le nah’al avec en tête les explications de Rachi : « de ce torrent jaillirent aussi le sang et les restes des guerriers amorréens qui s’étaient embusqués dans les anfractuosités de ces rochers. Ces rochers tellement près l’un de l’autre que celui qui est d’un côté peut tranquillement converser avec celui qui est de l’autre côté tant il lui est proche, furent miraculeusement pressés l’un contre l’autre, permettant aux enfants d’Israël de passer sur la terre ferme, en analogie au passage de la mer rouge. De ce mouvement géologique les guerriers furent écrasés et le torrent charria leurs restes, sang et débris que virent les enfants d’Israël une fois qu’ils furent à l’embouchure. Alors ils chantèrent louanges de reconnaissance (Rachi sur Nombres 21, 15 traduction personnelle très libre).

Et de ces quatre jours passés à ne marcher pour ainsi dire que dans l’eau, tu comprends pourquoi se tarit ici le puits qui les avait accompagnés durant les quarante ans de marche dans le désert. Une fois arrivés dans une terre tellement pourvue d’eau, les enfants d’Israël n’ont plus aucun besoin de puits. Il peut tranquillement prendre sa retraite et, ainsi que le dit Rabi Tanhouma cité par Rachi : « se tapir en profondeur dans le lac de Tibériade. C’est ce que dit le verset « Il se voit depuis la hauteur de la montagne du désert » (Nombres 21, 20 traduction personnelle très libre). Depuis la hauteur, on voit clairement sous l’eau du lac comme une butte, et elle est ce qui reste de notre puits, selon Rabi Tanhouma.  

Et tu repasses le Jourdain, de nouveau en habit urbain et sec, en autobus. Et ce simple passage te sort de ce rêve. Tu passes Bet Shean et tu es encore dans la comparaison. Et tu vois que même les tristes HLM de cette ville, non seulement sont maintenant entourés de villas florissantes et de développement urbain, mais aussi sont eux-mêmes tellement plus modernes que ce que tu viens de laisser.

Puis tu continues à rouler. La nuit tombe et tu arrives deux heures plus tard à Jérusalem, qui n’est plus Shalem mais Yeroushalaïm, qui n’est plus très biblique mais bien actuelle, habitée et développée par les juifs redevenus hébreux, revenus sur place après quelques deux mille ans. Tu refermes ton tanakh et tu retrouves ta réalité. 

A la fois en continuité avec le passé, et à la fois lointaine comme la distance temporelle qui te sépare de la Jordanie, de sa population, et de ses neh’alim bibliques.

P.S. Quiconque observe les quatre dernières photos, du nahal Arnon, ne peut s'empêcher de se faire la réflexion ; "pas très impétueux le Arnon. On a vu mieux." Certes. On ne ramène pas de photos de l'impétuosité du Arnon. On ne prend pas (moi en tout cas) le risque d'y emmener un appareil photo, qui ne sera pas uniquement mouillé (on sait s'équiper contre l'eau) maisa bien aussi probablement malmené si ce n'est cogné...ou fracassé. C'est d'ailleurs probablement pour ça qu'il n'y a aucune photo du passage des hébreux des mêmes endroits.



   

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