Voilà que depuis bientôt cinq mois je suis devenu non un
assidu mais plutôt un fidèle de ce moulin à prières à proprement parler qu'est
le "shtiblekh katamon".
Si je le connaissais jusqu'ici très bien c'était
uniquement de l'extérieur. Je voyais tout le mouvement qu'il générait, les
hommes qui y rentrent ou en sortent de façon incessante, tous les stands de
vente d'articles de culte qui y sont régulièrement installés, la circulation
dans la rue fortement ralentie à de nombreuses occasions, le ballet de voitures
se garant, repartant un quart d'heure plus tard, j'en connaissais la gueniza,
mais je fréquente désormais aussi l'intérieur.
Pour les six mois et demi à venir, je sais que je vais
poursuivre ce rythme qui m'y fait entrer en général deux fois par jour, et me
fait côtoyer ce que je tente de décrire ici.
Astreint à dire le kaddish tous les jours de cette année
du deuil de mon père, je fais partie d'une des catégories des habitués de ce
lieu. Ceux-ci doivent être comme moi, devenus habitués par les circonstances.
Le lieu a-t-il été créé à cet effet ? Pour les endeuillés ? On pourrait le
croire tant il est adapté à cela : se succèdent et se chevauchent quelques dix
minyanim le matin, presque autant l'après-midi, et on peut le soir y prier
maariv tous les quarts d'heure jusqu'à minuit tous les jours. Cinéma permanent.
Tout au long de la journée, même si aucun minyan n'est officiellement
programmé, il n'y a rarement à attendre plus de dix minutes pour réunir les dix
hommes nécessaires à une prière collective.
Ces fidèles sont en général du modèle du quartier, juifs
à kipa crochetée, ceux que les ultra orthodoxes regardent un peu avec dédain,
ne les voyant pas comme d'authentiques religieux.
Il y a encore d'autres catégories de fidèles. Celle des
retraités qui se partagent les permanences, celle des inconditionnels de la
prière collective, les mendiants professionnels, et encore une quatrième
catégorie sur laquelle je m'étendrai un peu, plus loin.
L'endroit est très organisé, bien aménagé, très bien
tenu, chauffé l'hiver et climatisé l'été, il y a quatre salles de prière, deux
salles d'études/bibliothèques, des wc propres, un buffet ouvert à quelques
moments précis, un jardin aménagé autour du bâtiment, et des heures claires de
tefilot avec une équipe de volontaires chargée de veiller à ce que tout ceci se
passe dans l'ordre. De façon impressionnante, il ne semble pas que la lecture
de la Torah soit organisée et centralisée, et il se trouve systématiquement
quelqu'un qui sait lire (quiconque sait lire sait combien ceci est loin d'aller
de soi : lire demande beaucoup de préparation ou de domination de la
question...).
A côté de tout cet ordre impressionnant (soutenu par tout
un affichage informatisé de tous ces horaires plus encore quelques données, et
par une discipline parfois tonitruante : ne pas essayer d'avancer une heure de
prière affichée de ne serait-ce que quelques minutes !) est non moins central un
côté "cour des miracles" ou "hakotel hamaaravi".
Il y a trente ans, m'avait été donnée par les bons soins
de l'armée l'opportunité de fréquenter le kotel un mois durant à toutes les
heures de la journée et de la nuit, au gré des tours de garde. Incognito sur
les lieux sous un uniforme râpé, et armé d'un antique fusil M14, j'avais
découvert tout un mouvement ainsi que toute une population, que le visiteur
occasionnel ne peut découvrir.
Le mouvement incluait les touristes et les pélerins mais
aussi, comme le shtiblekh, plusieurs catégories de fixes, depuis les ultra
orthodoxes jusqu'aux mendiants, en passant par les habitants de la vieille
ville, et beaucoup d'habitués pour lesquels le kotel est une étape quotidienne.
Au shtiblekh comme au kotel, Le mouvement est permanent,
24/7 comme on dit aujourd'hui. Au sens propre. Les gens arrivent au kotel à
toutes les heures sans exception, et parmi ceux qui viennent tous les jours, il
y a autant les habitués de six heures du soir que de trois heures du matin. Certains
viennent pour prier, certains viennent pour étudier, enseigner ou suivre un
cours, mais certains viennent aussi pour des buts variés, tel ce tenancier d'un
kiosque de falafel qui venait (vient encore ?) systématiquement chaque nuit
après la fermeture apporter le stock non écoulé au cours de la journée, ceci
incluant quelques portions dûment préparées - et gratuites - à l'intention de
qui serait affamé.
La population des habitués était là aussi, comme au
shtiblekh, agrémentée de personnages hauts en couleur, certains correspondant
parfaitement aux descriptions de ce qu'on appelle dans la littérature
psychiatrique syndrome de Jerusalem, d'autres un peu plus atypiques.
Je croise ainsi aujourd'hui presque quotidiennement ce
pauvre garçon visiblement en proie à un mal qui fait son esprit battre la
campagne comme disait Brassens. Il n'a de religieux que la ferveur visiblement
psychotique, tant il se répand en suppliques
émises à voix très haute et avec force intonations,
répétitions multiples de mots avec intonations dramatiques, tandis que les
impératifs calendaires semblent passer loin au-dessus de sa tête : il met les
tefilins à l'heure qui lui convient et il est très possible de le rencontrer
dans le quartier le shabbat assis sur un muret, une cigarette au bec.
L'entendre et le voir évoquent à quiconque l'a fréquentée ou non l'institution
psychiatrique.
Il y a celui, habillé d'un pull canari par tous les
temps, qui arrive tous les matins à la même heure mais comme s'il débarquait
pour la première fois, et demandant cinq ou six fois à la cantonade :
"sept heures?" "Où la prière commence-t-elle à sept heures?"
"Vous avez commencé ? Quand? À 7:00?". Une fois assis, il continue
encore deux ou trois fois à questionner comme si la chose échappait entièrement
à son contrôle, comme si le fait de s'être joint à un minyan ne le calme pas
encore. Ce rituel terminé, il continue,en silence, sans plus se distinguer, et
disparait ainsi dans la foule jusqu'à la fin de la prière qu'il quitte
discrètement.
Il y a cet homme d'âge indéterminé qui semble habité de
façon chronique de l'ardeur du prosélyte. Il ne prie pas tant avec ardeur que
comme s'il devait rattraper un peloton parti quelque temps avant lui. Il est
ainsi comme le nez dans le guidon, interrompant sa course pour répondre
véhémentement "amen" à la moindre occasion. Il parait en sueur tant
sa course l'épuise. Contrairement au précédent qui doit officiellement être
equipé d'un diagnostic d'autisme, celui-ci ne doit pas être catégorisé par la
faculté psychiatrique. Il est comme l'aile droite de l'endroit. Celui dont le
comportement reste dans la norme mais en marque quand même l'extémité.
Chacun a ses habitudes. Et d'une certaine manière, chacun
a son rôle, y compris celui de déranger, de "déborder", d'imposer
quelque chose (fenêtre impérativement entr'ouverte....ou fermėe au contraire), ou d'être crispé sur tel ou tel détail. Chacun a ses
habitudes mais elles comprennent en général le fait d'arriver à la dernière
minute et de repartir au plus vite, un peu comme si l'endroit pesait. De façon
paradoxale, bien que toutes les prières soient ici irréprochablement collectives,
n'apparaissent ici que mouvements individuels. De façon plus ou moins adéquate,
chacun est ici en fait seul, avec son monde intérieur, dans sa relation avec le
ciel, ou avec ses disparus, et en réduisant au minimum le contact avec autrui
ou avec la collectivité.
Finalement, arriver tous ces matins d'hiver, en vélo, à
l'heure où le jour se lève, me fait remonter quelques cinquante ans en arrière
quand j'arrivais ainsi au lycée. On arrivait ainsi - si on était en vélo, juste
après avoir attaché l'antivol, si on était en bus, au moment où on arrivait à
la station - tous les matins au premier contact avec le monde
extérieur, une fois les premiers gestes - incluant l'ingestion rapide d'un
petit déjeûner sur le coin de la table - expédiés, une fois amortie la sortie
dans la fraîcheur - qui est parfois très très fraîche, qui est parfois humide
quand ce n'est pas mouillée vraiment.
On arrivait et entrait dans un bâtiment moche, mais bien
chauffé, ce qui le rendait agréable néanmoins. Là, le premier mouvement était
souvent d'aller poser son sac à sa place, ou de commencer un petit échange du
matin avec les deux ou trois proches déjà arrivés. Avec les années, la
conversation s'étoffait, incluait un choco ou un café pris à la machine, une
cigarette, mais elle était toujours la suite du processus d'éveil, entamé mais
non achevé ni à la maison, ni durant le trajet.
La situation au shtiblekh est similaire. Je sors de la maison après avoir pris un café en
compagnie de Marianne, je pédale en éprouvant chaque matin le même plaisir de
voir que c'est, encore aujourd'hui, non seulement possible mais agréable,
J'arrive en vélo, l'attache, puis une fois les derniers mètres accomplis, je
rentre dans le bâtiment puis dans la classe. Je ne m'arrête pas mais je passe
devant les machines à café. Dans la classe, je ne suis pas le premier. Certains
arrivent systématiquement avant moi et sont déjà en train de commencer à se
préparer. Le jour est déjà complètement levé (je détestais en hiver en France
ces matins qui débutaient dans le noir bien qu'à une heure raisonnable. Je
détestais toute la période de l'année où la première heure de cours se passait
entièrement de nuit). Je dis un vague bonjour et m'attelle à ma propre
préparation, qui consiste essentiellement à revêtir talith et tefilins, mais
hiver oblige, il faut aussi enlever ses gants, parfois son bonnet, quelques
couches...
La prière commence rapidement. Elle est menée selon un
rite perpétuel dont les démarrages de la journée de lycée ne sont en fait pas
très différents. Il y a là-bas aussi quelqu'un à l'estrade, qui ouvre la séance
par quelques activités rituelles.
Comme dans la classe, je connais quelques proches, avec
lesquels j'échange quelques sourires, parfois un ou deux mots.
Untel ce matin n'est pas arrivé, un deuxième arrive en
retard essoufflé. Il y a celui que j'aime voir, celui au contraire dont la
présence est encombrante et m'est lourde. Il y a les particularités de chacun,
l'habillement, la coiffure de chacun. Il y a celui qui est obligé de bousculer
en passant ou de forcer à se serrer. Il y a celui qui parle trop fort, celui
qui a l'air plongé dans son monde intérieur, celui dont le monde intérieur
empiète largement sur ma quiétude.
La séance se déroule. Le rythme est mené depuis l'estrade
et chacun s'organise en fonction. Celui-ci parait exactement en phase, tandis
que cet autre, empêtré dans sa préparation personnelle semble surtout préoccupé
de rattrapper le peloton. Et puis toute cette liste ne décrit que cinq ou six
personnes alors que trente ou quarante sont assis. Mais trente-cinq sont les
figurants de la situation. Ceux que l'on remarque parfois par un geste, un
vêtement, un bruit, ceux que l'on ne remarque jamais, ceux dont on ne va garder
aucun souvenir précis et qui vont rapidement tomber dans l'oubli. Et puis il y
ceux (celles) avec qui on se lie, ou ceux qui sont familiers, voire très
familiers, mais secrètement. On aime les voir, on a même comme besoin de les
voir mais ils (elles) ne le savent pas forcément. Au lycée, tout ce vécu intérieur
de relations interpersonnelles mi-vécues mi-fantasmées, incluait pour une large
part le fait que la population de la classe - et du lycee - était mixte. Ce qui
n'est pas le cas du shtiblekh.
Il y a bientôt un moment où tous sont silencieux, moment
qui me rappelle ces matins où la journée commençait par une interrogation
surprise, une composition, ou dans les plus grandes classes, un examen ou une
dissertation. Là aussi, la répartition semble reproduire les souvenirs, même si
le sujet est autre complètement. Il y a celui qui sait exactement avancer au
rythme requis. Il est bon élève, s'est bien préparé. Il se met en marche et est
tout de suite sur les rails. Il y a celui qui continue d'être préoccupé de sa
feuille, de son stylo, de son siège, et il continue à bouger, perturbant
parfois le silence, entraînant parfois une remarque - parfois impatientée voire
agressive - de tel ou tel autre protagoniste de la situation. Il y
a celui qui tente de se situer à partir de la copie du voisin. Il sait ou ne
sait pas mais submergé par un vécu d'incompétence, il tente de le surmonter en
allant pécher son soutien sur la copie du voisin, où il ne peut qu'entrevoir ce
qui y est écrit.
Et puis, il y a la fenêtre. Au lycée je faisais un usage
intensif de la fenêtre...à côté de laquelle je n'avais pas toujours la chance
de pouvoir être assis. Je voyais depuis cet observatoire arriver les
retardataires, poindre le jour, je voyais passer telle classe en activité de
gymnastique, tel surveillant général ou autre autorité. De la fenètre, je guettais l'arrivée de tel ou telle. Au
shtiblekh les fenêtres aussi ouvrent sur l'extérieur, mais n'offrent en général
aucun spectacle.
La séance parait plus courte certains matins, plus longue
si ce n'est interminable certains autres. En fonction du degré de fatigue ou du
degré d'interêt qui se sera éveillé en nous. Mais elle s'achève
immanquablement. Au lycée, c'est pour passer à la prochaine, après les deux
sonneries - celle du début et celle de la fin de la pause, au schtiblekh, c'est
pour bientôt ressortir du bâtiment, aller décrocher son vélo et poursuivre sa
journée vers les activités professionnelles ou ménagères.
On ressort ainsi comme redressé, la séance pèse, on
souhaite les vacances, mais elle a non moins un effet structurant. L'effet
souhaité en accompagnement de l'adolescence, ou d'une année de deuil.
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