mercredi 8 février 2017

Le moulin





Voilà que depuis bientôt cinq mois je suis devenu non un assidu mais plutôt un fidèle de ce moulin à prières à proprement parler qu'est le "shtiblekh katamon".

Si je le connaissais jusqu'ici très bien c'était uniquement de l'extérieur. Je voyais tout le mouvement qu'il générait, les hommes qui y rentrent ou en sortent de façon incessante, tous les stands de vente d'articles de culte qui y sont régulièrement installés, la circulation dans la rue fortement ralentie à de nombreuses occasions, le ballet de voitures se garant, repartant un quart d'heure plus tard, j'en connaissais la gueniza, mais je fréquente désormais aussi l'intérieur.

Pour les six mois et demi à venir, je sais que je vais poursuivre ce rythme qui m'y fait entrer en général deux fois par jour, et me fait côtoyer ce que je tente de décrire ici.

Astreint à dire le kaddish tous les jours de cette année du deuil de mon père, je fais partie d'une des catégories des habitués de ce lieu. Ceux-ci doivent être comme moi, devenus habitués par les circonstances. Le lieu a-t-il été créé à cet effet ? Pour les endeuillés ? On pourrait le croire tant il est adapté à cela : se succèdent et se chevauchent quelques dix minyanim le matin, presque autant l'après-midi, et on peut le soir y prier maariv tous les quarts d'heure jusqu'à minuit tous les jours. Cinéma permanent. Tout au long de la journée, même si aucun minyan n'est officiellement programmé, il n'y a rarement à attendre plus de dix minutes pour réunir les dix hommes nécessaires à une prière collective. 

Ces fidèles sont en général du modèle du quartier, juifs à kipa crochetée, ceux que les ultra orthodoxes regardent un peu avec dédain, ne les voyant pas comme d'authentiques religieux. 

Il y a encore d'autres catégories de fidèles. Celle des retraités qui se partagent les permanences, celle des inconditionnels de la prière collective, les mendiants professionnels, et encore une quatrième catégorie sur laquelle je m'étendrai un peu, plus loin. 

L'endroit est très organisé, bien aménagé, très bien tenu, chauffé l'hiver et climatisé l'été, il y a quatre salles de prière, deux salles d'études/bibliothèques, des wc propres, un buffet ouvert à quelques moments précis, un jardin aménagé autour du bâtiment, et des heures claires de tefilot avec une équipe de volontaires chargée de veiller à ce que tout ceci se passe dans l'ordre. De façon impressionnante, il ne semble pas que la lecture de la Torah soit organisée et centralisée, et il se trouve systématiquement quelqu'un qui sait lire (quiconque sait lire sait combien ceci est loin d'aller de soi : lire demande beaucoup de préparation ou de domination de la question...).

A côté de tout cet ordre impressionnant (soutenu par tout un affichage informatisé de tous ces horaires plus encore quelques données, et par une discipline parfois tonitruante : ne pas essayer d'avancer une heure de prière affichée de ne serait-ce que quelques minutes !) est non moins central un côté "cour des miracles" ou "hakotel hamaaravi".

Il y a trente ans, m'avait été donnée par les bons soins de l'armée l'opportunité de fréquenter le kotel un mois durant à toutes les heures de la journée et de la nuit, au gré des tours de garde. Incognito sur les lieux sous un uniforme râpé, et armé d'un antique fusil M14, j'avais découvert tout un mouvement ainsi que toute une population, que le visiteur occasionnel ne peut découvrir.

Le mouvement incluait les touristes et les pélerins mais aussi, comme le shtiblekh, plusieurs catégories de fixes, depuis les ultra orthodoxes jusqu'aux mendiants, en passant par les habitants de la vieille ville, et beaucoup d'habitués pour lesquels le kotel est une étape quotidienne.

Au shtiblekh comme au kotel, Le mouvement est permanent, 24/7 comme on dit aujourd'hui. Au sens propre. Les gens arrivent au kotel à toutes les heures sans exception, et parmi ceux qui viennent tous les jours, il y a autant les habitués de six heures du soir que de trois heures du matin. Certains viennent pour prier, certains viennent pour étudier, enseigner ou suivre un cours, mais certains viennent aussi pour des buts variés, tel ce tenancier d'un kiosque de falafel qui venait (vient encore ?) systématiquement chaque nuit après la fermeture apporter le stock non écoulé au cours de la journée, ceci incluant quelques portions dûment préparées - et gratuites - à l'intention de qui serait affamé. 

La population des habitués était là aussi, comme au shtiblekh, agrémentée de personnages hauts en couleur, certains correspondant parfaitement aux descriptions de ce qu'on appelle dans la littérature psychiatrique syndrome de Jerusalem, d'autres un peu plus atypiques.

Je croise ainsi aujourd'hui presque quotidiennement ce pauvre garçon visiblement en proie à un mal qui fait son esprit battre la campagne comme disait Brassens. Il n'a de religieux que la ferveur visiblement psychotique, tant il se répand en suppliques 
émises à voix très haute et avec force intonations, répétitions multiples de mots avec intonations dramatiques, tandis que les impératifs calendaires semblent passer loin au-dessus de sa tête : il met les tefilins à l'heure qui lui convient et il est très possible de le rencontrer dans le quartier le shabbat assis sur un muret, une cigarette au bec. L'entendre et le voir évoquent à quiconque l'a fréquentée ou non l'institution psychiatrique. 

Il y a celui, habillé d'un pull canari par tous les temps, qui arrive tous les matins à la même heure mais comme s'il débarquait pour la première fois, et demandant cinq ou six fois à la cantonade : "sept heures?" "Où la prière commence-t-elle à sept heures?" "Vous avez commencé ? Quand? À 7:00?". Une fois assis, il continue encore deux ou trois fois à questionner comme si la chose échappait entièrement à son contrôle, comme si le fait de s'être joint à un minyan ne le calme pas encore. Ce rituel terminé, il continue,en silence, sans plus se distinguer, et disparait ainsi dans la foule jusqu'à la fin de la prière qu'il quitte discrètement.

Il y a cet homme d'âge indéterminé qui semble habité de façon chronique de l'ardeur du prosélyte. Il ne prie pas tant avec ardeur que comme s'il devait rattraper un peloton parti quelque temps avant lui. Il est ainsi comme le nez dans le guidon, interrompant sa course pour répondre véhémentement "amen" à la moindre occasion. Il parait en sueur tant sa course l'épuise. Contrairement au précédent qui doit officiellement être equipé d'un diagnostic d'autisme, celui-ci ne doit pas être catégorisé par la faculté psychiatrique. Il est comme l'aile droite de l'endroit. Celui dont le comportement reste dans la norme mais en marque quand même l'extémité.

Chacun a ses habitudes. Et d'une certaine manière, chacun a son rôle, y compris celui de déranger, de "déborder", d'imposer quelque chose (fenêtre impérativement entr'ouverte....ou fermėe au contraire),  ou d'être crispé sur tel ou tel détail. Chacun a ses habitudes mais elles comprennent en général le fait d'arriver à la dernière minute et de repartir au plus vite, un peu comme si l'endroit pesait. De façon paradoxale, bien que toutes les prières soient ici irréprochablement collectives, n'apparaissent ici que mouvements individuels. De façon plus ou moins adéquate, chacun est ici en fait seul, avec son monde intérieur, dans sa relation avec le ciel, ou avec ses disparus, et en réduisant au minimum le contact avec autrui ou avec la collectivité.

Finalement, arriver tous ces matins d'hiver, en vélo, à l'heure où le jour se lève, me fait remonter quelques cinquante ans en arrière quand j'arrivais ainsi au lycée. On arrivait ainsi - si on était en vélo, juste après avoir attaché l'antivol, si on était en bus, au moment où on arrivait à la station -  tous les matins au premier contact avec le monde extérieur, une fois les premiers gestes - incluant l'ingestion rapide d'un petit déjeûner sur le coin de la table - expédiés, une fois amortie la sortie dans la fraîcheur - qui est parfois très très fraîche, qui est parfois humide quand ce n'est pas mouillée vraiment.

On arrivait et entrait dans un bâtiment moche, mais bien chauffé, ce qui le rendait agréable néanmoins. Là, le premier mouvement était souvent d'aller poser son sac à sa place, ou de commencer un petit échange du matin avec les deux ou trois proches déjà arrivés. Avec les années, la conversation s'étoffait, incluait un choco ou un café pris à la machine, une cigarette, mais elle était toujours la suite du processus d'éveil, entamé mais non achevé ni à la maison, ni durant le trajet.

La situation au shtiblekh est similaire.  Je sors de la maison après avoir pris un café en compagnie de Marianne, je pédale en éprouvant chaque matin le même plaisir de voir que c'est, encore aujourd'hui, non seulement possible mais agréable, J'arrive en vélo, l'attache, puis une fois les derniers mètres accomplis, je rentre dans le bâtiment puis dans la classe. Je ne m'arrête pas mais je passe devant les machines à café. Dans la classe, je ne suis pas le premier. Certains arrivent systématiquement avant moi et sont déjà en train de commencer à se préparer. Le jour est déjà complètement levé (je détestais en hiver en France ces matins qui débutaient dans le noir bien qu'à une heure raisonnable. Je détestais toute la période de l'année où la première heure de cours se passait entièrement de nuit). Je dis un vague bonjour et m'attelle à ma propre préparation, qui consiste essentiellement à revêtir talith et tefilins, mais hiver oblige, il faut aussi enlever ses gants, parfois son bonnet, quelques couches...

La prière commence rapidement. Elle est menée selon un rite perpétuel dont les démarrages de la journée de lycée ne sont en fait pas très différents. Il y a là-bas aussi quelqu'un à l'estrade, qui ouvre la séance par quelques activités rituelles. 

Comme dans la classe, je connais quelques proches, avec lesquels j'échange quelques sourires, parfois un ou deux mots. 
Untel ce matin n'est pas arrivé, un deuxième arrive en retard essoufflé. Il y a celui que j'aime voir, celui au contraire dont la présence est encombrante et m'est lourde. Il y a les particularités de chacun, l'habillement, la coiffure de chacun. Il y a celui qui est obligé de bousculer en passant ou de forcer à se serrer. Il y a celui qui parle trop fort, celui qui a l'air plongé dans son monde intérieur, celui dont le monde intérieur empiète largement sur ma quiétude.

La séance se déroule. Le rythme est mené depuis l'estrade et chacun s'organise en fonction. Celui-ci parait exactement en phase, tandis que cet autre, empêtré dans sa préparation personnelle semble surtout préoccupé de rattrapper le peloton. Et puis toute cette liste ne décrit que cinq ou six personnes alors que trente ou quarante sont assis. Mais trente-cinq sont les figurants de la situation. Ceux que l'on remarque parfois par un geste, un vêtement, un bruit, ceux que l'on ne remarque jamais, ceux dont on ne va garder aucun souvenir précis et qui vont rapidement tomber dans l'oubli. Et puis il y ceux (celles) avec qui on se lie, ou ceux qui sont familiers, voire très familiers, mais secrètement. On aime les voir, on a même comme besoin de les voir mais ils (elles) ne le savent pas forcément. Au lycée, tout ce vécu intérieur de relations interpersonnelles mi-vécues mi-fantasmées, incluait pour une large part le fait que la population de la classe - et du lycee - était mixte. Ce qui n'est pas le cas du shtiblekh.

Il y a bientôt un moment où tous sont silencieux, moment qui me rappelle ces matins où la journée commençait par une interrogation surprise, une composition, ou dans les plus grandes classes, un examen ou une dissertation. Là aussi, la répartition semble reproduire les souvenirs, même si le sujet est autre complètement. Il y a celui qui sait exactement avancer au rythme requis. Il est bon élève, s'est bien préparé. Il se met en marche et est tout de suite sur les rails. Il y a celui qui continue d'être préoccupé de sa feuille, de son stylo, de son siège, et il continue à bouger, perturbant parfois le silence, entraînant parfois une remarque - parfois impatientée voire agressive  - de tel ou tel autre protagoniste de la situation. Il y a celui qui tente de se situer à partir de la copie du voisin. Il sait ou ne sait pas mais submergé par un vécu d'incompétence, il tente de le surmonter en allant pécher son soutien sur la copie du voisin, où il ne peut qu'entrevoir ce qui y est écrit.

Et puis, il y a la fenêtre. Au lycée je faisais un usage intensif de la fenêtre...à côté de laquelle je n'avais pas toujours la chance de pouvoir être assis. Je voyais depuis cet observatoire arriver les retardataires, poindre le jour, je voyais passer telle classe en activité de gymnastique, tel surveillant général ou autre autorité.  De la fenètre, je guettais l'arrivée de tel ou telle. Au shtiblekh les fenêtres aussi ouvrent sur l'extérieur, mais n'offrent en général aucun spectacle.

La séance parait plus courte certains matins, plus longue si ce n'est interminable certains autres. En fonction du degré de fatigue ou du degré d'interêt qui se sera éveillé en nous. Mais elle s'achève immanquablement. Au lycée, c'est pour passer à la prochaine, après les deux sonneries - celle du début et celle de la fin de la pause, au schtiblekh, c'est pour bientôt ressortir du bâtiment, aller décrocher son vélo et poursuivre sa journée vers les activités professionnelles ou ménagères. 

On ressort ainsi comme redressé, la séance pèse, on souhaite les vacances, mais elle a non moins un effet structurant. L'effet souhaité en accompagnement de l'adolescence, ou d'une année de deuil.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire