mardi 23 mai 2023

Sur le chariot, le miracle et les richesses de l'étude des textes

Il est de ces textes du midrach, ou de la guemara qui n’ont pas leur pareil pour soudain déclencher une élévation, et faire se mettre en place des choses qu’on ne comprenait pas des années durant. Même si je n’ai jamais étudié le midrach avec lui, c’est sans aucun doute à Lévinas et à la lecture répétée de ses « lectures talmudiques », que je dois d’avoir eu le mérite de parfois éprouver cela dans le midrach, la plupart du temps au détour du chemin, en général en enseignant un texte que j’ai pourtant lu en privé, préparé, mais duquel ne sort la perle que dans cette situation collective. Il n’y a pas que Lévinas, instruit et inspiré par Chouchani, chez qui j’ai trouvé de telles perles. Daniel Epstein, Aviah Hacohen, Manitou ont aussi fourni de tels éclairages ponctuels, mais qui ont pu devenir déterminants. 

 Ce sont de telles perles, de tels éclairages qui font le judaïsme ce qu’il est à mes yeux, qui font ce qu’il est aux yeux de Rabbi Yokhanan, selon la agada racontée en eikha rabba 1, 37. Alors qu’il s’était rendu à l’enterrement d’un personnage réputé sage, il avait cédé sa place de premier conteur d’oraison funèbre à un inconnu, qui avait insisté pour prendre la parole, même avant Rabbi Yokhanan.

 Le propos du vieil homme était que la mort d’un sage attriste plus le Maître du monde que la destruction du temple ou que la mise en application des malédictions proférées par la Torah. Il faisait reposer sa thèse sur l’utilisation du mot « peleh » (chose magnifique) dans différents contextes bibliques. Le mot apparait ainsi au singulier dans les malédictions (les 98 malédictions du Deutéronome, devarim 28, 59), au pluriel dans le texte des Lamentations (Lamentations 1, 9), et au pluriel ajouté au singulier dans le contexte de la disparition d’un sage (décrit par le prophète Isaïe 29,14).

 Cette interprétation - sollicitation du texte laissa Rabbi Yokhanan pantois, et surtout lui fit découvrir combien un enterrement pouvait aussi donner à tel ou tel individu, occasion de s’élever à une compréhension qu’il n’avait pas encore atteinte, qu’il n’aurait peut-être jamais atteinte sans cette oraison. 

Une oraison qui lui faisait découvrir combien la perte d’un sage peut augmenter la sagesse derrière lui. Une oraison qui lui rendait accessible à la compréhension ce qui n’était alors à ses yeux qu’un texte incompréhensible (l’oxymore de Lam. 1,9 : la « magnifique catastrophe » ). 

Cette découverte est triple. Elle donne un sens à ce qui en parait dépourvu, elle vient enrichir son étude d’une nouvelle dimension, et elle se produit au cours d’un enterrement, c'est-à-dire que c’est comme une « naissance » née d’un enterrement, un peu comme si la mort recevait un nouveau sens.

 Le « chariot divin » et le « miracle » sont les deux thèmes au sujet desquels ces dernières semaines m’ont été l’occasion de trouvailles que je souhaite ici partager. 

 Le chariot divin est décrit dans la vision d’Ezéchiel, et passe pour être incompréhensible, inaccessible, a été tel à mes yeux au long de toutes mes années, et c’est à Aviah Hacohen que je dois d’avoir reçu à ce sujet comme une révélation, reposant encore une fois sur le midrach rabba. Ses acteurs sont les mêmes docteurs du talmud dont parle Lévinas, docteurs qui font tellement défaut aujourd’hui, malgré le développement en nombre de la population dont l’occupation unique est l’étude.

 La question sur laquelle s’interroge le midrach (en Bamidbar 2,17) est le mode de déplacement du peuple dans le désert, au sujet duquel la Torah dit que le peuple « avançait comme il stationnait », au rythme de la nuée, nuée de fumée le jour, nuée de feu la nuit. Quand elle était immobile, le peuple s’arrêtait, stationnait. Quand elle se mettait en route, le peuple avançait, se déplaçait.

 C’est une question logistique légitime de se demander comment a pu avancer pendant quarante ans dans un désert aux routes inexistantes, aux multiples dénivelés, une telle quantité d’individus (la tradition - la Torah ! - parle de six cent mille hommes, auxquels s’ajoutent les femmes, les enfants et les vieillards !).

 Et on est tentés de ne pas prendre à la lettre toute cette description, mais voici que le midrach s’obstine, et semble même chercher une preuve de la façon dont le convoi était organisé. 

Certains (Rabbi Hama bar Hanina) disent : il faut prendre le texte à la lettre. S’il dit que le peuple avançait de la manière dont il stationnait, et que l’on sait comment il stationnait puisque c’est décrit en détail (le sanctuaire au centre, la tribu de Lévi autour du sanctuaire, et quatre fois (selon les points cardinaux) trois tribus, alors on peut déduire que c’est sous cette forme qu’il avançait.

 Quelle surface occupent 2 millions de personnes disposés ainsi en carré ? Il est déjà presque impossible de les imaginer en campement, voici qu’il faut encore avaler que ce campement se déplaçait tel quel ! Une autre lecture, plus « raisonnable » (attribuée à rabbi Hochaya) dit que le peuple avançait « en ligne », ce qui est plus digeste, mais qui semble nous éloigner de ce qui pourrait ici être la vraie question : si le livre de la Genèse nous décrit la mise en place de la famille qui constituera la base de ce peuple, si le livre de l’Exode contient en son centre et avec moult détails la construction du sanctuaire, si le livre du Lévitique est centré sur le fonctionnement par le peuple de ce même sanctuaire (sacrifices, rôle de la tribu de Lévi), de quoi peut bien parler le quatrième livre de la Torah, si ce n’est de la façon dont le peuple va se déplacer avec ce sanctuaire, dans l’espace mais aussi dans le temps ? 

 Et nous retombons sur la question sur laquelle s’est ouvert ce sujet : comment va-t-on réussir ce challenge de se déplacer avec ce sanctuaire, ou avec cette Torah ? Comment va-t-on réussir à emmener tout le monde ? À garder tout le monde ? À long terme. Face…au désert, ça parait le plus facile quand on a en tête l’antisémitisme et l’assimilation, le pluralisme, la sociologie, obstacles bien plus difficiles à affronter.

 Et voici que le midrach se focalise sur les symboles des étendards de chaque tribu, symboles que Chagall a magnifiquement représentés sur les vitraux de la synagogue de l’hôpital Hadassa à Jérusalem, mais que l’on trouve presque dans toute synagogue, symboles qui reposent sur les bénédictions données par Yaakov (fin du séfer beréchit) et par Moché ( fin du séfer devarim)…, et que le midrach utilise pour considérer le chariot céleste vu par Ezéchiel comme représentant précisément notre sujet : celui du déplacement du peuple muni du sanctuaire. Le chariot était effectivement composé, de façon inexplicable, irreprésentable, de quatre « roues » (à moins que ces « ophanim » soient des anges et non des roues), avec feu et « h’achmal » (le mot utilisé en hébreu pour électricité mais comme interprétation de ce mot qui figure seulement dans ce livre d’Ezéchiel, et dont personne ne connait le sens), chacun pourvu de deux têtes d’animaux, qui sont justement le support de cette comparaison faite par le midrach (bamidbar rabbah sur bamidbar 2,7) entre la formation déployée du peuple et le chariot céleste. 

Le peuple aux prises avec le transport de la Torah, ce serait cela le chariot céleste, la vision d’Ezéchiel se rapporterait à cette si difficile tâche, à laquelle nous n’excellons peut-être pas tant que cela, et pour laquelle il faudrait bien une vision prophétique ne serait-ce que pour nous persuader qu’elle est possible, cette tâche de réussir et à nous déplacer (et qui parmi nous ignore combien notre déplacement géographique est loin d’être rectiligne ? Avec des ancêtres qui sont passés d’un pays à l’autre, avec des juifs aux quatre coins du globe si j’ose cette image..) et à nous maintenir dans le temps, au fil des siècles, en gardant la Torah (mais pas le sanctuaire..!) avec nous.

 Et même une fois les tribulations achevées, quand il s’avère - après s’être ému de constater que les juifs des extrémités de la terre et ne s’étant pas rencontrés parfois pendant mille ans ont la même Torah, le même calendrier et la même pratique à peu de variantes près - que le vivre ensemble est finalement plus compliqué que la survie en mode éclaté, quand il s’avère que l’existence du lieu de vie juif se heurte sans discontinuité à l’hostilité arabe en particulier, internationale de façon plus générale, on comprend en quoi cette image du déplacement géographique du peuple selon une disposition absolument anti aérodynamique ne rend que partiellement compte de cette difficulté. 

La vision d’Ezéchiel ce serait donc la garantie que tout cela, toute cette Histoire, est géré, est un projet divin, dont nous ne comprenons pas les tenants et les aboutissements, mais qui est ainsi plus digeste (à mon sens) qu’une réalité uniquement conjecturelle…reste encore la difficile question : pourquoi enseigner les sagesses secrètes du chariot divin est une des plus grandes interdictions de la Torah ? 

Pourquoi ne vivrait-on pas mieux si on comprenait le sens de toutes ces tribulations ? Continuons donc à réfléchir. 

Mais ceci nous fait quand même déboucher sur l’autre éclairage qui s’est présenté à moi aussi ces dernières semaines : cette notion de miracle qui est tellement difficile à cerner, en particulier dans sa sélectivité. 

Parce que qu’untel puisse dire qu’il a été sauvé et que c’est un miracle, qu’est-ce que cela veut dire pour ceux qui n’ont pas eu la chance de profiter de ce même miracle alors qu’ayant été dans la même situation ? Et donc si des miracles se produisent du fait de certaine protection divine, qu’est-ce qui fait qu’elle est si elliptique ? Et le monde ne pourrait-il pas être dirigé tout simplement ? Sans qu’il soit nécessaire que des miracles, et des interventions soient attendues ?

 Et voici que sur le verset 9 du premier chapitre des Lamentations de Jérémie, sur cet oxymore selon lequel Sion aurait « magnifiquement dégringolé » (ותרד פלאים serait-ce « L’obscure clarté qui tombe des étoiles » de Racine ?) le midrach trouve à expliquer que ces « plaïm » (ces merveilles) sont les miracles. Miracles dont le mot « Ness » remonterait à « nissaïon » (épreuve), et suite à sa réussite à surmonter l’épreuve, l’individu brandirait (à l’aide d’un étendard, « ness » en hébreu) la preuve de sa victoire ? 

Les miracles deviennent ainsi non des îlots d’intervention divine, mais le signe visible et montrable de la capacité de survie, ou de surmonter les obstacles de la vie. Une définition un peu laïque, terrestre, du miracle, mais qui serait de ce fait plus accessible par notre entendement… Deux éclairages concernant deux notions qui demeurent des énigmes bien actuelles, et au sujet desquelles il faut dissiper les ténèbres…tout en admettant (ou non..) que les ténèbres ne sont pas toujours à être entièrement dissipées.

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