Premier volet . Enfance.
Une
rue pavée, étroite, légèrement sinueuse, grise. Une de ces rues parisiennes
anciennes, où abondent façades en pierres taillées et porches sculptés.
Une
de ces rues chargées de plusieurs centaines d'années d'histoire, et dont le
début comme l'extrémité sont signifiants et enoblis.
La
rue Servandoni existe ainsi semble-t-il depuis plus de quatre cents ans, et
porte aujourd'hui le nom de l'architecte du porche de l'église Saint Sulpice,
de laquelle elle débute, pour conduire au jardin du Luxembourg, au Sénat,
bordés par la rue de Vaugirard.
Y
vivent encore aujourd'hui tel ou tel personnage en vue, qui ait pu s'offrir le
loyer ou l'acquisition d'un des appartements de style que renferment ces beaux
immeubles - mais qui ne se dévoilent pas, collés l'un à l'autre à la
parisienne, de telle manière que l'oeil profane ne découvre pas qu'il passe à
côté d'un hotel particulier, d'un immeuble à plusieurs façades, d'une maison
vieille de quatre ou cinq siècles.
Vécurent
ici quelques personnages illustres, tels D'Artagnan des "trois
mousquetaires", au 12 de la rue - quand celle-ci s'appelait encore rue des
fossoyeurs, tel le philosophe Condorcet, qui trouva abri au numéro 15 de la rue
alors qu'il était proscrit et devait se cacher, tel Roland Barthes qui
vécut de 1960 à sa mort en 1980 au numéro 11, tel William Faulkner qui
séjourna dans l'hotel qui fait l'angle entre la rue de Vaugirard et la rue
Servandoni, tel l'inventeur praguois de la lithographie qui y ouvrit une
boutique, et la liste est encore loin d'être complète.
C'est
au numéro 20 de la rue, dans l'immeuble où vécut Olympe de Gouges – à qui les
femmes françaises doivent les droits de citoyenneté - , que se déroula une
phase de mon enfance, de mon adolescence, et du début de ma vie d'adulte en
apportant une contribution non marginale au déroulement de ma vie, mais de
façon comme latente, de telle façon que je n'en prends conscience que de
longues années plus tard.
Je
n'ai pris en tout cas conscience des caractéristiques et de la beauté de la rue
qu'a postériori, bien après qu'elle ait fini de remplir son rôle, me rappelant
un peu ce que dit Lévinas au sujet du visage : le visage d'autrui nous frappe en
venant à notre rencontre, et tant que nous sommes sous son effet, nous ne le
voyons pas à proprement parler, nous n'en examinons ni n'en décrivons les
détails.
Depuis
l'âge de 7-8 ans je vins rue Servandoni semaine après semaine, au moins pendant
12-13 ans, peut-être un peu plus que cela, sans la regarder.
Les
premières années, je n'avais aucune raison de voir la rue. La 2CV maternelle
s'arrêtait devant le porche juste le temps que nous descendions et rentrions
dans l'immeuble, et quand on venait me/nous chercher, même s'il y avait à
marcher, cela ne laissait pas le temps pour examiner les lieux, préoccupation
de laquelle de toute façon j'étais à mille lieux. Ces mêmes années, je ne
connus encore le quartier que de façon minimale et par des lieux bien précis :
le jardin du Luxembourg où il nous arrivait d'aller une fois passé le matin, la
boutique de mes grands parents, rue des Fossés Saint Jacques non loin du
panthéon, et le Wimpy, ancêtre du Mac Donald, qui s'était installé au coin de
la rue soufflot et du boulevard St Michel et où nous commandions des hamburgers
de poissons, que nous étions peut-être les seuls à consommer..?
L'impact
sur moi de ce lieu ne provient ainsi nullement de la rue Servandoni en
elle-même, de son architecture ou de ses illustres riverains, mais pour ce
premier volet, trouve sa source dans l'intérieur de cet immeuble. Intérieur
dont je garde un vif souvenir, ce qui indique combien j'y ai été toujours
sensible.
On
rentrait en deux temps, comme par un sas à l'ancienne que l'on trouve dans ces
anciens immeubles parisiens, et la deuxième porte permettait de continuer tout
droit vers l'escalier, ou vers la gauche.
L'escalier
majestueux, d'un immeuble cossu, prenait depuis une sorte de hall,
éternellement tenu dans une semi pénombre ne recevant la lumière à travers une
verrière, que de la cour où je ne fus jamais, et dans ce hall, derrière un
balcon intérieur, vivait l'inévitable concierge parisienne.
Nous
prenions vers la gauche. La porte de gauche débouchait elle-même sur une
troisième par laquelle on pénétrait dans une très belle et impressionnante
bibliothèque, dont tous les murs étaient boisés, vitrés, avec des livres sur
toutes les étagères que laissaient apercevoir les vitres.
Tout
de suite sur la gauche, un escalier conduisait au sous-sol, où dans une salle
humide (les murs étaient souvent couverts de salpêtre), était aménagée une
petite synagogue que tout le monde appelait l'oratoire, un mot que je n'ai
pratiquement jamais utilisé pour aucun autre lieu.
Nous
venions là pour cette institution d'enseignement du judaïsme aux enfants,
appelée ambitieusement "le talmud Torah". La matinée se passait pour
une partie dans les salles de classe du premier ėtage, ou dans la bibliothèque
ou l'oratoire, selon la répartition, et pour une autre partie en compagnie de
tous les élèves - dont le total ne devait pas dépasser quarante - dans
l'oratoire, pour chanter l'office ou tel ou tel chant d'accompagnement, chants
en hébreu uniquement, chants qui sont souvent la base de la connaissance juive
(adon Olam, essa enaï, par exemple) ou de la connaissance de l'hébreu ( lacova
chéli, par exemple). Je n'ai pas vraiment de souvenirs d'autres enfants, comme
si ils étaient une collectivité et assez peu des individus.
L'ULI
vantait - et vante peut-être encore aujourd'hui - son talmud Torah qui
proposait fièrement deux cycles : le cycle court, destiné aux enfants qui ne
cherchaient que la préparation à la bar/bat mitzvah, et le cycle long, proposé
à ceux qui cherchaient à s'instruire de façon plus approfondie.
Le
cycle long commençait me semble-t-il plus tôt, depuis l'âge de 6 ou 7 ans, et
surtout il se poursuivait après la bar mitzvah.
Il
me serait difficile de désigner catégoriquement quand j'ai appris à proprement
parler et quand je n'ai fait que "vivre",
évoluer, être assis, m'imprégnant de ce que la situation m'apportait, mais il
en est de même de l'ėcole dont un des rôles est de transmettre la connaissance
mais dont les fonctions essentielles sont ailleurs.
Je
dois incontestablement à ce talmud Torah de très correctes bases tant en hébreu
qu'en matières juives, bases qui m'ont permis assez facilement d'accéder au
niveau où l'étude m'était possible sans trop de difficultés, bases dont je
découvris la solidité la première fois alors qu'animateur parmi les animateurs
eis, je me retrouvai parmi les mieux équipés pour la transmission de la
judéïté, mais je dois surtout à ce lieu au chapitre identitaire.
Ce
talmud Torah était l'endroit où je me rendais en tant que différent. Alors
qu'au quotidien je vivais parmi tous ces enfants de Wissous, puis du lycée
d'Antony, enfants français et donc répartis, à de rares exceptions près, en
deux catégories : catholiques affirmés ou catholiques détachés, je vivais les
mercredi matins ma différence par rapport à eux. Je vivais en fait au
quotidien cette double allégence, et elle était presque omniprésente (sans
antisémitisme jamais ouvertement exprimé), mais elle prenait consistance par ce
déplacement hebdomadaire.
A
Wissous, au lycée d'Antony j'étais juif comme du fait d'une étiquette qui
m'était accollée, que j'arborais moi-même : celui qui ne mange pas ce que
mangent les autres, celui qui ne va pas écouter l'aumônier, celui qui s'absente
certains jours où tous les autres travaillent. A Servandoni, tout cela prenait une dimension concrète.
Ce
n'est pas que la maison n'ait pas joué le rôle fondateur majeur de cette
identité, mais j'ai l'impression qu'à cette époque elle le jouait de façon
moindre, l'acteur principal étant le talmud Torah, dont je n'ai pourtant que
peu de souvenirs concrets, quelques flashes de situations de groupe
dans l'oratoire, quelques déplacements dans l'immeuble, entre le premier étage,
le rez de chaussée et le sous-sol, les craintes de réprimandes de la concierge,
dont je ne découvris que dix ans plus tard qu'elle était juive elle aussi.
Etrangement,
ou pas si étrangement que cela, je garde le souvenir du crochet que nous
faisions en voiture entre Wissous et Servandoni, par le "clos La
Garenne" de Fresnes, où montait une fille, Manou, menue comme ma soeur, et
pratiquement complètement silencieuse, probablement du fait de la même timidité
que la mienne. Elle allait aussi au même endroit, au talmud Torah mais je crois
que je n'échangeai de véritables phrases avec elle que lorsque nous nous
retrouvâmes en classe de seconde dans le même lycée et surtout, dans le même
groupe de copains. Notre histoire commune connut encore plusieurs replis mais
ils appartiennent à d'autre histoires que celles comptées ici.
Au
cours de mes années Servandoni, je ne me souviens pas avoir jamais croisé ni
rencontré un quelconque habitant non juif de l'immeuble. Dans ma subjectivité
enfantine, et dans le souvenir qu'il m'en reste, je me rendais comme dans un
lieu uniquement peuplé d'enfants juifs, encadrés de quelques adultes de qui il
ne me reste que de fugitifs souvenirs. Alain Greilsammer nous enseignant un
chant, Joël Attoun qui disparut prématurément dans un village du
golan, encore Lyliane Rosenthal, Henri Wabbah et David Benshimol, mais du fait
que mon contact avec eux se poursuivit au delà de l'enfance.
Super j attend avec impatience la suite
RépondreSupprimerLe Pere Goriot aussi me semble-t'il habitait rue Servandoni.
RépondreSupprimerEt au 20, a notre epoque la concierge soiganit dans sa loge en mezzanine sur l'entree, son enfant "bleu". J'imagine que cela devait contribuer a son intolerance vis-a-vis des cavalcades des enfants du talmud thora dans les escaliers.
Merci beaucoup de ces compléments, même si l'enfant bleu me laisse un peu stupéfait. Voyions-nous cet enfant ? Plus tard, une fille de cette concierge s'est jointe à nous aux eis, mais je sais plus comment ça s'était fait, ni quel était son nom.
SupprimerPardon, ce n'etait pas le pere Goriot, mais Marius de Cosette...
Supprimereffectivement : Marius Pontmercy, personnage de Victor Hugo (Les Misérables), est domicilié de 1817 à 1827 rue Servandoni, chez sa tante et son grand-père maternel, les Gillenormand, sans préciser le n° (près de l'église Saint-Sulpice) t. III. L. 3 chapitres I à VI.
SupprimerJe ne pense pas qu'on le voyait. Une rumeur que j'ai entendue et qui m'a permis d'apprendre l'existence des enfants bleus.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup les commentaires. Ils font ressurgir des pans que l'on avait mal ou pas vus, ils font en outre surgir des interlocuteurs, dont on ne sait même pas si on les connait ou pas..
SupprimerTrès beau témoignage, occupant cet bel immeuble actuellement de la rue Servandoni, je retrouve votre description, rien n'a changé à priori, à part dans la bibliothèque une ouverture vitrée sur la cour, et le 1er étage refait entièrement.
RépondreSupprimerMerci beaucoup de ce commentaire. Devrais-je en comprendre que la bibliothèque existe toujours ?
SupprimerSeulement une partie de la bibliothèque est conservée avec les murs boisés.
SupprimerTrès interessant ! est-il possible de s'y rendre ? de la voir ? je serai à Paris en avril...il faut s'adresser à quelqu'un ?
RépondreSupprimerVous êtes le bienvenue, dites-nous le jour, on sera ravi de vous accueillir et de vous inviter à déjeuner.
RépondreSupprimerRobert LENTINI
c'est vraiment excessivement accueillant et généreux de votre part. Je tremble à l'idée que vous pourriez être froissé de ma réponse mais je ne peux malheureusement pas prévoir jusqu'à ce degré de résolution. Je serai très très peu de jours à Paris et je veux beaucoup réussir à passer par la rue Servandoni mais ne puis encore dire quand cela sera (vraisemblablement mardi 7, mercredi 8 ou jeudi 9). Merci beaucoup beaucoup de cette proposition.
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