vendredi 12 décembre 2014

Servandoni


Premier volet . Enfance. 

Une rue pavée, étroite, légèrement sinueuse, grise. Une de ces rues parisiennes anciennes, où abondent façades en pierres taillées et  porches sculptés.
Une de ces rues chargées de plusieurs centaines d'années d'histoire, et dont le début comme l'extrémité sont signifiants et enoblis.



La rue Servandoni existe ainsi semble-t-il depuis plus de quatre cents ans, et porte aujourd'hui le nom de l'architecte du porche de l'église Saint Sulpice, de laquelle elle débute, pour conduire au jardin du Luxembourg, au Sénat, bordés par la rue de Vaugirard.

Y vivent encore aujourd'hui tel ou tel personnage en vue, qui ait pu s'offrir le loyer ou l'acquisition d'un des appartements de style que renferment ces beaux immeubles - mais qui ne se dévoilent pas, collés l'un à l'autre à la parisienne, de telle manière que l'oeil profane ne découvre pas qu'il passe à côté d'un hotel particulier, d'un immeuble à plusieurs façades, d'une maison vieille de quatre ou cinq siècles.

Vécurent ici quelques personnages illustres, tels D'Artagnan des "trois mousquetaires", au 12 de la rue - quand celle-ci s'appelait encore rue des fossoyeurs, tel le philosophe Condorcet, qui trouva abri au numéro 15 de la rue alors qu'il était proscrit et devait se cacher, tel Roland Barthes qui  vécut de 1960 à sa mort en 1980 au numéro 11, tel William Faulkner qui séjourna dans l'hotel qui fait l'angle entre la rue de Vaugirard et la rue Servandoni, tel l'inventeur praguois de la lithographie qui y ouvrit une boutique, et la liste est encore loin d'être complète.

C'est au numéro 20 de la rue, dans l'immeuble où vécut Olympe de Gouges – à qui les femmes françaises doivent les droits de citoyenneté - , que se déroula une phase de mon enfance, de mon adolescence, et du début de ma vie d'adulte en apportant une contribution non marginale au déroulement de ma vie, mais de façon comme latente, de telle façon que je n'en prends conscience que de longues années plus tard.



Je n'ai pris en tout cas conscience des caractéristiques et de la beauté de la rue qu'a postériori, bien après qu'elle ait fini de remplir son rôle, me rappelant un peu ce que dit Lévinas au sujet du visage : le visage d'autrui nous frappe en venant à notre rencontre, et tant que nous sommes sous son effet, nous ne le voyons pas à proprement parler, nous n'en examinons ni n'en décrivons les détails. 

Depuis l'âge de 7-8 ans je vins rue Servandoni semaine après semaine, au moins pendant 12-13 ans, peut-être un peu plus que cela, sans la regarder.

Les premières années, je n'avais aucune raison de voir la rue. La 2CV maternelle s'arrêtait devant le porche juste le temps que nous descendions et rentrions dans l'immeuble, et quand on venait me/nous chercher, même s'il y avait à marcher, cela ne laissait pas le temps pour examiner les lieux, préoccupation de laquelle de toute façon j'étais à mille lieux. Ces mêmes années, je ne connus encore le quartier que de façon minimale et par des lieux bien précis : le jardin du Luxembourg où il nous arrivait d'aller une fois passé le matin, la boutique de mes grands parents, rue des Fossés Saint Jacques non loin du panthéon, et le Wimpy, ancêtre du Mac Donald, qui s'était installé au coin de la rue soufflot et du boulevard St Michel et où nous commandions des hamburgers de poissons, que nous étions peut-être les seuls à consommer..?



L'impact sur moi de ce lieu ne provient ainsi nullement de la rue Servandoni en elle-même, de son architecture ou de ses illustres riverains, mais pour ce premier volet, trouve sa source dans l'intérieur de cet immeuble. Intérieur dont je garde un vif souvenir, ce qui indique combien j'y ai été toujours sensible.

On rentrait en deux temps, comme par un sas à l'ancienne que l'on trouve dans ces anciens immeubles parisiens, et la deuxième porte permettait de continuer tout droit vers l'escalier, ou vers la gauche. 

L'escalier majestueux, d'un immeuble cossu, prenait depuis une sorte de hall, éternellement tenu dans une semi pénombre ne recevant la lumière à travers une verrière, que de la cour où je ne fus jamais, et dans ce hall, derrière un balcon intérieur, vivait l'inévitable concierge parisienne. 

Nous prenions vers la gauche. La porte de gauche débouchait elle-même sur une troisième par laquelle on pénétrait dans une très belle et impressionnante bibliothèque, dont tous les murs étaient boisés, vitrés, avec des livres sur toutes les étagères que laissaient apercevoir les vitres.

Tout de suite sur la gauche, un escalier conduisait au sous-sol, où dans une salle humide (les murs étaient souvent couverts de salpêtre), était aménagée une petite synagogue que tout le monde appelait l'oratoire, un mot que je n'ai pratiquement jamais utilisé pour aucun autre lieu.

Nous venions là pour cette institution d'enseignement du judaïsme aux enfants, appelée ambitieusement "le talmud Torah". La matinée se passait pour une partie dans les salles de classe du premier ėtage, ou dans la bibliothèque ou l'oratoire, selon la répartition, et pour une autre partie en compagnie de tous les élèves - dont le total ne devait pas dépasser quarante - dans l'oratoire, pour chanter l'office ou tel ou tel chant d'accompagnement, chants en hébreu uniquement, chants qui sont souvent la base de la connaissance juive (adon Olam, essa enaï, par exemple) ou de la connaissance de l'hébreu ( lacova chéli, par exemple). Je n'ai pas vraiment de souvenirs d'autres enfants, comme si ils étaient une collectivité et assez peu des individus. 

L'ULI vantait - et vante peut-être encore aujourd'hui - son talmud Torah qui proposait fièrement deux cycles : le cycle court, destiné aux enfants qui ne cherchaient que la préparation à la bar/bat mitzvah, et le cycle long, proposé à ceux qui cherchaient à s'instruire de façon plus approfondie.

Le cycle long commençait me semble-t-il plus tôt, depuis l'âge de 6 ou 7 ans, et surtout il se poursuivait après la bar mitzvah.

Il me serait difficile de désigner catégoriquement quand j'ai appris à proprement parler et quand je n'ai fait que "vivre", évoluer, être assis, m'imprégnant de ce que la situation m'apportait, mais il en est de même de l'ėcole dont un des rôles est de transmettre la connaissance mais dont les fonctions essentielles sont ailleurs.

Je dois incontestablement à ce talmud Torah de très correctes bases tant en hébreu qu'en matières juives, bases qui m'ont permis assez facilement d'accéder au niveau où l'étude m'était possible sans trop de difficultés, bases dont je découvris la solidité la première fois alors qu'animateur parmi les animateurs eis, je me retrouvai parmi les mieux équipés pour la transmission de la judéïté, mais je dois surtout à ce lieu au chapitre identitaire.

Ce talmud Torah était l'endroit où je me rendais en tant que différent. Alors qu'au quotidien je vivais parmi tous ces enfants de Wissous, puis du lycée d'Antony, enfants français et donc répartis, à de rares exceptions près, en deux catégories : catholiques affirmés ou catholiques détachés, je vivais les mercredi matins ma différence par rapport à eux. Je vivais en fait au quotidien cette double allégence, et elle était presque omniprésente (sans antisémitisme jamais ouvertement exprimé), mais elle prenait consistance par ce déplacement hebdomadaire.



A Wissous, au lycée d'Antony j'étais juif comme du fait d'une étiquette qui m'était accollée, que j'arborais moi-même : celui qui ne mange pas ce que mangent les autres, celui qui ne va pas écouter l'aumônier, celui qui s'absente certains jours où tous les autres travaillent. A Servandoni, tout cela prenait une dimension concrète.

Ce n'est pas que la maison n'ait pas joué le rôle fondateur majeur de cette identité, mais j'ai l'impression qu'à cette époque elle le jouait de façon moindre, l'acteur principal étant le talmud Torah, dont je n'ai pourtant que peu de souvenirs concrets, quelques flashes de situations de groupe dans l'oratoire, quelques déplacements dans l'immeuble, entre le premier étage, le rez de chaussée et le sous-sol, les craintes de réprimandes de la concierge, dont je ne découvris que dix ans plus tard qu'elle était juive elle aussi.

Etrangement, ou pas si étrangement que cela, je garde le souvenir du crochet que nous faisions en voiture entre Wissous et Servandoni, par le "clos La Garenne" de Fresnes, où montait une fille, Manou, menue comme ma soeur, et pratiquement complètement silencieuse, probablement du fait de la même timidité que la mienne. Elle allait aussi au même endroit, au talmud Torah mais je crois que je n'échangeai de véritables phrases avec elle que lorsque nous nous retrouvâmes en classe de seconde dans le même lycée et surtout, dans le même groupe de copains. Notre histoire commune connut encore plusieurs replis mais ils appartiennent à d'autre histoires que celles comptées ici.



Au cours de mes années Servandoni, je ne me souviens pas avoir jamais croisé ni rencontré un quelconque habitant non juif de l'immeuble. Dans ma subjectivité enfantine, et dans le souvenir qu'il m'en reste, je me rendais comme dans un lieu uniquement peuplé d'enfants juifs, encadrés de quelques adultes de qui il ne me reste que de fugitifs souvenirs. Alain Greilsammer nous enseignant un chant,    Joël Attoun qui disparut prématurément dans un village du golan, encore Lyliane Rosenthal, Henri Wabbah et David Benshimol, mais du fait que mon contact avec eux se poursuivit au delà de l'enfance.

13 commentaires:

  1. Super j attend avec impatience la suite

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  2. Le Pere Goriot aussi me semble-t'il habitait rue Servandoni.
    Et au 20, a notre epoque la concierge soiganit dans sa loge en mezzanine sur l'entree, son enfant "bleu". J'imagine que cela devait contribuer a son intolerance vis-a-vis des cavalcades des enfants du talmud thora dans les escaliers.

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    1. Merci beaucoup de ces compléments, même si l'enfant bleu me laisse un peu stupéfait. Voyions-nous cet enfant ? Plus tard, une fille de cette concierge s'est jointe à nous aux eis, mais je sais plus comment ça s'était fait, ni quel était son nom.

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    2. Pardon, ce n'etait pas le pere Goriot, mais Marius de Cosette...

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    3. effectivement : Marius Pontmercy, personnage de Victor Hugo (Les Misérables), est domicilié de 1817 à 1827 rue Servandoni, chez sa tante et son grand-père maternel, les Gillenormand, sans préciser le n° (près de l'église Saint-Sulpice) t. III. L. 3 chapitres I à VI.

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  3. Je ne pense pas qu'on le voyait. Une rumeur que j'ai entendue et qui m'a permis d'apprendre l'existence des enfants bleus.

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    1. J'aime beaucoup les commentaires. Ils font ressurgir des pans que l'on avait mal ou pas vus, ils font en outre surgir des interlocuteurs, dont on ne sait même pas si on les connait ou pas..

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  4. Très beau témoignage, occupant cet bel immeuble actuellement de la rue Servandoni, je retrouve votre description, rien n'a changé à priori, à part dans la bibliothèque une ouverture vitrée sur la cour, et le 1er étage refait entièrement.

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    1. Merci beaucoup de ce commentaire. Devrais-je en comprendre que la bibliothèque existe toujours ?

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    2. Seulement une partie de la bibliothèque est conservée avec les murs boisés.

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  5. Très interessant ! est-il possible de s'y rendre ? de la voir ? je serai à Paris en avril...il faut s'adresser à quelqu'un ?

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  6. Vous êtes le bienvenue, dites-nous le jour, on sera ravi de vous accueillir et de vous inviter à déjeuner.
    Robert LENTINI

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  7. c'est vraiment excessivement accueillant et généreux de votre part. Je tremble à l'idée que vous pourriez être froissé de ma réponse mais je ne peux malheureusement pas prévoir jusqu'à ce degré de résolution. Je serai très très peu de jours à Paris et je veux beaucoup réussir à passer par la rue Servandoni mais ne puis encore dire quand cela sera (vraisemblablement mardi 7, mercredi 8 ou jeudi 9). Merci beaucoup beaucoup de cette proposition.

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