Quand
ont débuté ces activités et rencontres hebdomadaires du samedi après-midi à
Servandoni ? Aux bonnes périodes, il y avait en parallèle cours pour les
adultes - précédé de la priére de minha ? Je dirais oui, ayant le souvenir
d'avoir en cet endroit appris un air de "Avraham yaguel, Ytshak yeranen
Yaakov ouvanav yanoukhou vo" - et activités pour les jeunes enfants, puis
arvit et la havdalah que je revois – et surtout entends…si ce n’est « m’entends-je »…
- encore très clairement, autour de l'escalier dans la bibliothèque. Je suppose
que l’intention était dès le départ d’encourager les jeunes et, progressivement,
je dirigeai régulièrement l’office, ou la havdalah.
Je
dirais que ces activités, qui ont créé autour d'elles une sorte de mini
communauté, ont commencé dans les années 68-69, apparemment sous l'impulsion de
Suzy Daniel et André Ullmo.
Cette
communauté n’en était pas une, en ce sens qu’elle n’avait aucun comité ou
infrastructure, et elle n’avait à ma connaissance d’autre définition que d’être
constituée de transfuges de la rue Copernic.
Transfuges
soit par envie d'un rite plus hébréo phone que celui en vigueur à la maison
mère, soit par préférence géographique ou sociale, soit du fait de « l'institut
international d’études hébraïques », à vocation de formation de rabbins
libéraux, et qui était le véritable et central lieu de cet endroit du 20 rue
Servandoni, le talmud Torah n’étant que le sous-produit. Une certaine
proportion des participants de ces samedis après-midi, moi y compris, y suivaient
tel ou tel cours. J'y ai perfectionné mon hébreu, l'ai préparé pour l’épreuve
« deuxième langue » du bac au cours de l’année de Terminale, j’y ai
étudié et reçu des bases grammaticales très solides - par le livre de Ben Méïr
et la grammaire Weingreen - mais peut-être non moins grâce aux professeurs ? -.
J'ai le souvenir de cours de Psaumes avec Daniel Sznajder, de cours d'histoire
avec Patrick Girard. Par qui les cours d'hébreu ? Daniel ? Françoise
Rameau ? J'ai aussi suivi au fil des ans, dans le même endroit mais en
cours du soir, des cours de talmud, avec David Benaïem je crois, et un certain
Afik (ces deux étaient des chelikhim de l’agence juive, en poste à Paris.
Comment et par qui avaient-ils été contactés ?), et aussi des cours de
midrach donnés par Irène Gozland, par ma mère puis repris un temps par moi
après son départ en Israël.
Je
constituai ainsi petit à petit là-bas ce qui fut le bagage de base de mon
judaïsme, qui me permit de commencer à transmettre et à enseigner. Cet apport
fut paradoxal. Il fut ainsi varié et très consistant (je savais ainsi presque
par cœur plusieurs chapitres de la Torah, je connaissais l’usage de Rachi,
j’avais une formation au midrach, au talmud, je savais lire dans la Torah,
diriger un office), mais je gardai, presque jusqu’à ce jour, une sorte de
sentiment d’infériorité par rapport à ceux qui s’étaient formés dans les
cercles de l’orthodoxie. Ce sentiment tient, à mon avis, aux points sur
lesquels s’accrochait (et s’accroche encore) le judaïsme libéral : celui
qui y grandi(ssai)t ne recevait aucune consigne de cacheroute ou de halakha
dans quelque domaine que ce soit, et surtout n’était que très mal formé aux
rites de pratique individuelle que sont par exemple le loulav, la tefilat
haderekh, ou encore les tefilines. Je ne sais plus à quel âge je découvris
l’existence de ces dernières, mais je découvris le même jour la honte et la
colère de n’en avoir jamais entendu parler auparavant, moi qui avais suivi si
on peut dire le cycle d’études le plus complet que l’union libérale avait à
offrir.
En
y réfléchissant c’est un aspect un peu paradoxal de ce judaïsme, qui s’adresse
à des gens qui sont des produits de l’assimilation façon Napoléon : soyez
israélites à la maison, et soyez comme tout le monde dehors, parmi les
français. Or, ces juifs libéraux ne reçoivent pas de leur communauté ce dont
ils auraient peut-être énormément besoin : les outils indispensables à la
tenue d’une maison juive, avec ses rites.
Cette
communauté se réunissait donc tous les samedis après-midi et, petit à petit, se
mit à élargir ses activités. Il y eut les offices des fêtes de Tichré ( en France,
on disait tichri..) et personne ne peut avoir oublié ce kippour de 1973 où nous
apprîmes en « live » - et bien avant internet ou les téléphones
portables - que la guerre avait commencé en Israël, il y eut le séder du
deuxième soir de Pessah' (où nous commîmes l'erreur de commander la nourriture
chez tel traîteur dont je tairai le nom par pudeur, et dont les gateaux-éponges
sèches ne purent servir qu'à essuyer la table..), il y eut la malencontreuse chute dans l'escalier d'une dame âgée au moment de la havdalah, chute qui fut heureusement sans conséquences funestes.
et
il y eut surtout l'alyah : me trompé-je en disant que 90% des habitués de ces
activités (Gozland, Weill, Mallah, Caën, Daniel, Pisanté, Siac, Sabbah qui
oublié-je ?) se sont ensuite installés en Israël ? Coïncidence ?
Rapidement,
il y eu aussi les activités de l'après shabbat. Nous étions arrivés à l’âge où
l’on sort le soir, et nous poursuivions ainsi la soirée ensemble, au cinéma ou
au café théâtre…ou encore au café tout court. Le choix n’était pas toujours
chose facile. Nous avions ainsi quelques séances d’affrontement entre partisans
de souhaits opposés, jusqu’à la mémorable fois où nous reçûmes… un seau d’eau,
lancé anonymement depuis un étage élevé où une « bonne âme » - voilà enfin une manifestation en bonne et
due forme des non-juifs de l’immeuble, voilà la preuve indiscutable de leur
existence ! - dût considérer que nous étions trop bruyants et que
quelqu’un se devait de nous le faire savoir. Je n’ai pas le souvenir que nous
ayons réagi d’une quelconque manière. Comment est-ce possible ?, mais nous
organisions aussi - plus ou moins en coordination avec ceux de Copernic - des
activités sur place, conférences, dîners débats (qui se souvient qui fut
invité, à part Henri Bulawko ?), booms.
J'ai vécu de longues
périodes au rythme de ces rencontres du samedi soir. Elles renforçaient ma
double allégeance, et elles nous faisaient poursuivre notre découverte des
bonnes adresses parisiennes. Je découvris ainsi les mêmes rues mais dans leur
parure nocturne, avec en tête la place de l’Odéon et ses cinémas et ses
passages,
la rue Saint André des Arts,
la rue Saint Séverin, la rue de la
Huchette (« je suis r’tourné à la Huchette, rue d’la Huchette, où tous les
jours je fais la quète, t’as pas cent balles, un ticket d’métro une clé d’douze
ou un esquimau ? »), le
boulevard Saint Germain que nous
parcourions jusqu’au drugstore et la rue
de Rennes. De là nous connûmes quelques cafés (mais ni le café de Flore, ni les
Deux Magots, ni La Coupole qui étaient si magistralement enturbannés de
l’aristocratie de la littérature et de la philosophie qu’ils en avaient
peut-être trop de prestige et n’étaient donc pas pour nous, nous qui n’étions
que des enfants des boulevards, enfants de la banlieue. Quant à la Rhumerie, la
Bûcherie, la Palette, et autres lieux branchés, je ne les découvris que
beaucoup plus tard. Je n’entrai à la Coupole que quelques 25 ans plus tard ), et
surtout quelques café théâtres, le Splendid, où nous découvrîmes Michel Blanc, Marie
Anne Chazel et Thierry Lhermitte et de l’autre côté de la Seine, le châtelet et
ce qui n’était pas encore le forum des Halles mais où s’était déjà ouvert le
non moins mémorable Café de la Gare où se produisaient déjà Romain Bouteille,
Patrick Dewaere qui ne s’était pas encore brûlé la cervelle, Miou Miou, Rufus,
Christian Clavier, Coluche.
Y a-t-il dans ce quartier
un seul cinéma où je n’aurais pas vu un film ? Il faut ajouter que
plusieurs années d’études à proprement parler dans le même quartier sont venues
s’ajouter à ces premières découvertes. En classe de Terminale, en fac, il
m’arriva plusieurs fois d’aller au cinéma deux ou trois fois dans la même
journée..
Les
eis que Daniel et moi connûmes à Morgins en 1970-71 se mirent aussi à se
joindre de façon néanmoins irrégulière, et ce fut probablement le début de la
fin de la centralité du 20 rue Servandoni dans notre existence.
Le
souvenir de cette période est aussi associé dans mon souvenir à mon accident de
moto, le dernier shabbat avant les vacances de Noël de décembre 1970, où je me
fis renverser (puis écraser n'ayons pas peur des mots. Il fallut travailler
pour sortir ma jambe de dessous les roues de cette bétonneuse, et c'est ce
travail - mal fait, "fait par des intellectuels" dit plus tard le Dr
Bayle de Wissous, qui me fractura la cheville ). J'avais passé l'après-midi chez
des copains de Wissous et l'accident survint au dernier carrefour avant
l'entrée dans Paris sur la N20 alors que j'étais en route pour Servandoni.
Je
me souviens que mes parents sont venus me récupérer à l'hôpital Broussais où
l'ambulance m'avait évacué, prévenus peut-être par un coup de téléphone que le
secrétariat aurait donné à Servandoni ou tout simplement m'ayant cherché
aux urgences de plusieurs hôpitaux ne m'ayant pas vu arriver ?
J'ai
le souvenir d'un épisode mystérieux, où un inconnu était soudain venu se
joindre à la séance d'étude dans la bibliothèque. Peut-être avait-il entendu à
travers la fenêtre ouverte alors qu'il passait dans la rue ? Il était entré et
s'était mêlé, nous enrichissant d'enseignements pétillants, puis était reparti
et n'est jamais revenu. Les présents étaient restés émerveillés et parlaient de
lui en l'appelant en riant le prophète Elie, qui aurait fait une brève
apparition sur le chemin de quelque brit milah..Quand j'ai plus tard découvert
l'existence de Monsieur Chouchani, je suis resté persuadé un temps que cet
inconnu, vêtu d'un pardessus et d'un chapeau n'était autre que Chouchani.
Malheureusement, ceci ne concorde pas avec la chronologie de déplacements de ce
dernier : l'épisode se produisit autour des années 70 et Chouchani a été
enterré en Uruguay en janvier 1968, ayant quitté Paris quelques 14 ans plus
tôt..
Je
n'ai pas le souvenir d'avoir quitté Servandoni, un peu comme on ne se souvient
pas ce qu'il est advenu du train électrique ou des petites voitures de notre
enfance.
J'ai
dû tout d'abord cesser de m'y rendre après avoir pris la décision, probablement
autour de 74-75, de ne plus utiliser de véhicules le shabbat, mais aussi
probablement du fait des transhumances de l'entrée dans l'âge adulte, et avec
elle, les changements de milieux (université, eis,) et de préoccupations.
J’avais découvert le café « le petit suisse », le restaurant
universitaire cachère de la rue de Médicis, le centre Rachi qui venait de
s’ouvrir rue Broca.
J’étais
revenu à Servandoni le matin. J’étais devenu moi-même professeur au Talmud
Torah où j’eus mes premiers élèves et, avec eux, mes premiers liens à mes
élèves. Pour certains, ces liens furent assez forts pour demeurer jusqu’à
aujourd’hui.
Je
savais que la communauté fonctionnait. Benjamin Douvshani avait pris la relève
de Daniel à diriger l'étude du samedi après-midi, et tout ceci s'est
apparemment poursuivi jusqu'en 1990 environ, date à laquelle l'ULI a vendu le
local (ou résilié le contrat de sa location ).
Nous
avions déjà quitté Paris pour Jérusalem depuis près de 10 ans, et avions tiré
le trait de l'oubli sur cette période, sans s'apercevoir de combien elle avait
été importante pour nous.
Aujourd'hui,
il m'arrive très couramment de me remémorer tel ou tel souvenir, de prononcer
le nom Servandoni, et de m'apercevoir qu'il y a forcément aux alentours au
moins une personne pour répondre. ' "Servandoni ? J'y ai été !".
Le jour de l'accident, il etait question que nous allions ensemble (en metro) a Servandoni. Comme j'y ai renonce tu a pris ta "mob" et tu as enfile ton casque (dont le port n'etait pas encore obligatoire) en disant que tu avais une mauvais pressentiment. Quelques heures plus tard un flic a sonne a la porte - j'etais dons seule a la maison- et m'a annonce sans menagement que tu avais eu un accident et que tu avais ete transporte a l'hopital "Rousset". Il n'avait aucune information concernant ton etat. C'est moi qui ai appele a Servandoni pour prevenir les parents qui ont immediatement identifie "Broussais". Tu l'as su d'ailleurs et ta reaction a ete "je leur avais pourtant dit ne ne pas emmerder ma soeur!".
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