Freud a découvert que la table avait des
pieds. Il y a en conséquence ce qui est sur la table et ce qui est en dessous.
Nous le savions. Depuis même avant que le
monde ne se soit doté de menuisiers, avant que l'on n'ait commencé à s'asseoir
près de tables munies de pieds.
On savait que beaucoup de choses
interessantes, voire intrigantes, voire attirantes sont à découvrir sous les
tables, même si l'on n'est pas un chien, même si l'on n'est plus un enfant.
Freud aurait même pû dire que l'essentiel
n'est pas sur la table, mais sous la table, de la même manière qu'il a dit que
ce n'est pas le "moi" conscient qui commande le navire de l'humain,
mais bien l'inconscient.
Freud avait gardé semble-t-il un profond
interêt pour ce qui est dissimulé - et donc "à voir" - sous les
tables et il concentra sur cela l'essentiel de son approfondissement,
développant de façon passionnante ce que sont les mécanismes de l'humain, dont
le cognitif est en fait mû par le pulsionnel. C'est le profond interêt, associé
à l'interdiction d'accès à ce qu'il y a à voir sous la table - ou dans la
chambre des parents - qui président au développement intellectuel de
l'individu, de sa curiosité, de sa sagacité, de sa soif de savoir.
On sait aujourd'hui - sans le diminuer en
rien - que Freud a scotomisé une partie du paysage. La vie ne se résume pas à
ce qu'il y a sur et sous la table. Il n'y a pas que le conscient et
l'inconscient pulsionnel.
Il y a par exemple vraisemblablement aussi
un inconscient non pulsionnel. Tout une partie de la connaissance qui ne
s'acquiert pas par curiosité.
Savoirs intuitifs, savoirs de l'espèce.
Et puis, il y a le savoir de l'expérience,
la mémoire.
Mémoire dont le fonctionnement est aussi
corollaire des notions de conscient et d'inconscient. Notre mémoire emmagasine
semble-t-il bien plus que ce qui nous est accessible, que ce de quoi nous nous
souvenons. Freud encore disait qu'entre le souvenir et l'amnésie, c'est le
premier qui est naturel, alors que nous croyons généralement que si nous ne
faisons pas d'effort nous risquons d'oublier.
Et nous n'emmagasinons pas que les
souvenirs de ce que nous apprenons, ou de ce que nous avons aperçu sous la
table. Nous emmagasinons aussi inconsciemment.
On pourrait meme suggérer que nous ne
sommes pas les seuls à avoir les clés de notre entrepôt privé. D'autres y
déposent de la matière à notre insu.
Le midrach semble avoir eu l'intuiition -
ou la science ? - de celà. Quand par exemple il met Avraham et le roi David en
présence l'un de l'autre, dans le même texte, l'un face à D. Au sujet de Sodome
et Gomorrhe, l'autre au sujet de Nabal qui lui refuse l'hospitalité. On a
l'impression à la lecture du texte que David n'agit pas uniquement en fonction
de son analyse de la situation, mais aussi comme guidé par Avraham, bien que ce
dernier soit mort de longues années auparavant.
Presque comme si le midrach tentait de nous
dire - une nouvelle fois, puisque c'est un thème classique - qu'Avraham était
comme le prototype d'une seule faculté de l'humain, la bonté, la générosité.
Une faculté tempérée par la personalité presque opposée de son fils Itshak, mû
lui par la rigueur et la stricte justice.
David agit, semble nous dire le midrach,
non uniquement par instinct guerrier, mais aussi fort de l'expérience
d'Avraham.
L'expérience d'Avraham ? L'enseignement
d'Avraham ? Ou quelque chose d'avrahamesque dont sa mémoire aurait été nourrie.
Le midrach semble résolument pencher pour
ce "quelque chose", tellement difficile à isoler, à définir.
Les guiveonim viennent à la rencontre de
Yeoshua au moment de la conquète du pays et le trompent, obtiennent une
alliance et se retrouvent comme à l'essai au sein du peuple d'Israël. Cet essai
se termine suite à l'épisode relaté en
Samuel 2 21 suite à leur exigence cruelle
de pendre cinq fils de Shaül en réparation d'un tort qui leur aurait été causé.
L'alliance s'annule du fait que leur mémoire ne s'est pas enrichie de la bonne
manière : ils ne sont pas devenus "rahmanim bené rahmanim", comme le
sont - comme se doivent de l'être - les enfants
d'Israël.
Parle-t-on d'enseignement ? Ou bien
parle-t-on d'inscription dans la mémoire ?
Depuis ces soixante dix dernières années,
probablement suite à la shoah, beaucoup d'encre a coulé au sujet de la notion
de traumatisme. Au sujet de l'impact du traumatisme sur l'individu, sur sa
mémoire en particulier et sur son fonctionnement mental en général. Puis, une
fois les premiers vingt cinq ans passés, les cliniciens et les chercheurs ont
dû réaliser que ce n'est pas que la mémoire de qui a été traumatisé qui se
trouve chargée, mais il semble que le traumatisme se transmette sur l'axe transgénérationnel.
Se transmette comment ? Il y a probablement
des messages verbaux.
Je ne suis par exemple certainement pas le
seul à avoir certains souvenirs de traumatisme transmis. Par exemple comme ce
message de rancoeur vis à vis de la Pologne.
Mais sommes-nous uniquement mûs par ce qui
se trouve sur la table ? Je crois que ce qui est sur la table est à portée de
mains et est de ce fait bien moins constitutif, bien moins profondément enfoui
que ce qui est sous la même table.
Ces souvenirs oraux sont-ils les seuls
souvenirs de passé traumatique qui m'aient été transmis ? Je sais que non.
Je dirais que je sais chaque jour un peu
plus quoi.
L'individu ne doit pas seulement ainsi
faire des efforts de mémoire pour ce rappeler ce qu'il y avait sur la table des
petits déjeuners de son enfance.
Mais comment atteint-on ce qui est sous la
table ?
Certains donnent une réponse mystique. La
kabbale sait, les individus "mekoubalim" savent. C'est une question
de savoir, absolu, qui se trouvent chez certains mais non chez tous.
Certains donnent une réponse voisine mais
appartenant à un autre registre : celui de la sagesse orientale. Metempsycose.
Ce qui est en nous a voyagé depuis l'âme de quelque défunt et a été déposé en
nous.
Winnicott attribuait énormément
d'importance aux messages subliminaux transmis de mère à enfant, suggérant par
exemple que les visages déformés peints par Bacon pourraient n'être que le
reflet de la perception qu'il avait de comment sa mère le voyait, une mère
peut-être dépressive, peut-être surabsorbée par tel ou tel traumatisme.
A moins que toute cette transmission
intergénérationnelle ne soit avant tout un des aspects de ce qui est décrit par
le phénomène d'hysterésis, s'appuyant sur une certaine mémoire des matériaux,
des matières. Peut-être comme si les éléments du vécu venaient s'ajouter
au bagage génétique. Aujourd'hui que la science a découvert que même l'ADN d'un
individu subit des modifications au cours de sa vie (tandis que des décennies
durant il a été admis que l'ADN est l'essence de l'individu, stable et
identique depuis avant la naissance et jusqu'à après la mort) et que le mot
épigénétique a été conceptualisé, on commence peut-être à s'approcher d'un
temps où une synthèse pourra se faire entre ces diverses approches de
phénomènes de l'humain, qui nous accompagnent tous, nous interpellent tous,
nous frappent tous.
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