jeudi 6 octobre 2022

En ce lendemain de Kippour


Dans un texte publié il y a quelques jours, je raconte deux histoires talmudiques dans le contexte de l’approche de kippour, en accentuant la composante d’auto-examen, de réflexion personnelle, et de demande de pardon, dans le prolongement d’une réflexion de groupe autour du premier texte, et en tenant à l’écart deux éléments majeurs sur lesquels je veux prolonger la réflexion aujourd’hui.

Le premier est que mon regard sur le talmud est qu’il n’est nullement une anecdote qui nous renvoie au passé, nous laissant imaginer les conditions de vie, les relations entre les personnes, les coutumes de l’époque. J’ai appris chez d’excellents maîtres à lire ces anecdotes comme des textes profonds, et génériques.
Ils ont été écrits parce qu’ils sont riches d’enseignement, dignes de nourrir intellectuellement, psychologiquement, et affectivement ceux qui les liront à toute époque et en tout lieu. Je les lis donc comme potentiellement rattachés à ma vie, à mon expérience, comme si je pouvais être moi-même dans le cas de rav, pu du boucher, ou de rabbi Yohanan dont je porte le nom, ou de Rech Lakish.

Le deuxième élément est celui de l’articulation amitié-famille.
Si le cas de rav et du boucher ne traite en fin de compte ni d’amitié ni de famille - il ne s’agit là que de situation du quotidien, situation interpersonnelle entre inconnus -, le cas de rabbi Yohanan et Rech Lakish n’est pas uniquement le cas de deux amis d’enfance se retrouvant à s’être mutuellement blessés de façon irréparable : il y a en outre entre eux une relation familiale, ils sont beaux-frères en plus d’être compagnons d’étude. Plus encore, ils sont devenus beaux-frères du fait de leur première rencontre.
S’ils ne sont pas frères de sang, c’est presque comme s’ils étaient à l’interface de la relation fraternelle et de la relation d’amitié.

Et le sujet sur lequel je veux poursuivre est bien celui-ci : celui du regard sur les situations familiales d’aujourd’hui.

Comment définira-t-on une situation familale saine, une situation familiale malsaine ? Quand parlera-t-on de famille pathologique ? De famille pathogène ?

C’est un sujet qui est comme en marge du secteur de la santé mentale, tout en étant pour ainsi dire omniprésent. En marge parce que Freud a surtout conceptualisé le rapport fantasmatique aux parents, puis beaucoup a été écrit sur les relations de couple, les relations parents-enfants, et très peu sur les relations fraternelles, sur ce que J.R.Frayman appelle «  la frérocité », d’un néologisme percutant.

Le sujet ici ne va pas être de répondre aux questions sus-mentionnées quant à la pathologie de la famille, mais de réfléchir sur les façons de ce qui permettrait réparations, retour à une situation saine, réconciliations, tout en se demandant combien cela est possible, à quel prix…

Repartons de nos deux exemples.
Dans le premier, rav en route vers le boucher rencontre rav Houna qui lui demande ce qu’il part faire, et qui réplique aprés avoir entendu la réponse de rav « pacifier le boucher » : Rav va assassiner quelqu’un. Rav Houna prédit donc ce qu’il va se passer. Il comprend que la situation interpersonnelle entre rav et le boucher est tellement empoisonnée que non seulement rav ne parviendra pas à la résoudre mais qu’elle ne peut qu’encore s’envenimer.

Qu’est-ce qui lui fait dire une telle chose ? Cela pourrait être un avis dubitatif sur les capacités interpersonnelles de rav, cela pourrait aussi être un avis plus générique, qu’il n’y a pas de solution si facile que le pardon énoncé la veille de kippour à des conflits qui se sont installés entre des personnes. Peut-être rav Houna déduit-il de l’ambiguïté qui subsiste autour du cas et qui est laissée par le talmud « qui a blessé qui ? » qu’il s’agit d’une situation très emberlificotée.

Rav avait-il une chance de démêler la situation ? Aurait-il suffi qu’il fût plus « psychologue » ? Plus « adroit » ? Ou sont-ce des situations qui n’ont de chances de se résoudre que par la présence d’un tiers neutre et bienveillant, nommé d’entrée par les deux parties ? Un médiateur ?

Et, redisons-le, il s’agit d’un cas simple, d’individus entre lesquels existe peut-être une différence de statut social, de laquelle ait pu naître certain sentiment d’humiliation.

Mais qu’en est-il des cas où de tels comptes s’installent entre membres d’une même famille, entre beaux-frères ou frères ? C’est à dire dans des situations à antécédents, à passif.

Je ne saurais dire si les cas de vexations/humiliations/rancoeurs/jalousie sont plus graves au sein de la famille ou en terrain neutre, le talmud décrit la meme issue dans les deux situations…à ceci près que Rav semble rester en vie après l’épisode du boucher, tandis que rabbi Yohanan ne survit que peu de temps à la mort de Rech Lakish.

La douleur consécutive à la détérioration des relations à l’intérieur de la famille est probablement plus grande. Et elle l’est probablement du fait du poids des années.

On peut supposer que rav et le boucher n’ont ni grandi ensemble, ni n’ont étudié ensemble ni n’avaient des relations d’amitié antérieures au conflit. Rien dans le texte talmudique ne le laisse supposer.

Par contre le terrain de la querelle entre Rabbi Yohanan et Rech Lakish est pavé d’années de compagnonnage, ajoutées aux années de lien familial.

Ils sont comme un échelon en dessous du rapport fraternel, deux échelons en dessous du rapport entre des jumeaux.

Et si avait subsisté depuis l’enfance un passif, dit ou non dit entre eux deux ? Entre Rabbi Yohanan et sa soeur ? Que l’un se soit senti préféré ou rejeté par les parents ? Par le frère ? Ou par la soeur ? Combien ceci se serait-il ajouté aux raisons apparentes de la querelle ?

Caïn tue Abel mais le lecteur ne connait pas les sous -couches de la querelle, Essav cherche à tuer Yaakov et ne le fait finalement pas mais le lecteur ne sait pas si la rancune subsiste entre eux, les frères de Joseph le condamnent à mort, puis le vendent, et se réconcilient finalement, mais tout est-il dès lors aplani ?

Qu’est-ce qui peut re-souder une famille séparée par un conflit ? Est-ce le même cas d’une génération à l’autre ?

Cela dépend-il des raisons ? Des circonstances ? Cela dépend-il de la volonté des parties de résoudre le conflit ? Cela dépend-il des moyens mis en oeuvre (démarches unilatérales, bilatérales, recours à un tiers, recours aux services de professionnels ) ?

La grande quantité de points d’interrogation émaillant ce texte est bien un signe que j’ai sur ce sujet plus de questions que de réponses.

Les deux histoires talmudiques mettent en scène dans chaque cas un seul des protagonistes passant à l’acte, agissant activement à la recherche de la réparation. Sans succès pour autant. On ne saurait en déduire que dans les cas de dispute ou de rupture, ou de compte non résolu, un seul côté reste préoccupé tandis que l’autre oublie. Par contre il n’est pas impossible qu’une situation générique puisse être celle dans laquelle un côté est actif tandis que l’autre ne fait pas les démarches, reste passif, ou ne sait pas comment parler à l'autre.

 

Dans le cas de rav et du boucher, pourrait-on imaginer rav Houna, non uniquement annoncer une potentielle catastrophe, mais interpeller Rav : « que sais-tu de la subjectivité du boucher toi qui part sans le prévenir lui parler ? ». Peut-on imaginer que c’est le rôle des amis, de venir questionner, aider à réfléchir ?

 

Dans le cas de Rabbi Yohanan et Rech Lakish, peut-on imaginer que Rech Lakish en réponse à la remarque blessante de Rabbi Yohanan envers lui prenne son courage  à deux mains et lui dise « et si une partie de ta violence verbale envers moi remontait à tes relations avec ta sœur, ma femme ? » Ceci aurait-il fourni un « reframing » permettant aux protagonistes de dépasser le niveau de la rancœur immédiate et de poursuivre le dialogue plutôt que d’endosser d’antiques contentieux ?

Je vais ici laisser le sujet. Non du fait de la certitude d’en avoir fait le tour, loin s’en faut.

Mais de manière à laisser les questions, les points d’interrogation occuper toute la place.

Kippour est passé. Sommes-nous « après »? L’esprit libre pour désormais passer à autre chose ? Serait-ce même imaginable ? 

2 commentaires:

  1. On est toujours emprisonné ( involontairement) par notre passé, alors je ne pense pas que Kippour nous libère de notre passé, mais nous permet, si on le souhaite, d ouvrir de nouvelles portes qui étaient fermées jusqu a présent, pour créer, arranger des liens nocifs. Encore faut il que l’autre coté soit dans le meme esprit.

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  2. Desolee, je suis pas tres google, mais c est signe Lise

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