lundi 30 juin 2014

Et Vahev ? toujours bessoufa ?


Et si nous reparlions de cette envolée poétique.

Je suis en fait chaque année de plus en plus interpellé par cette percée poétique qui jaillit du milieu de la paracha Houkat.

M'interpelle à nouveau et en particulier cette année la difficulté de cohabitation à mes yeux entre cette poésie et le contexte guerrier. 

Je ressens pour une part le soulagement maintes fois vécu d'être passé d'un pays dont le chant national est un hymne guerrier et sanguinaire, à une nation dont le chant national ne parle qu'espoir, souvenirs, monde intérieur, et autres nobles sentiments, et je retombe année après année sur ce poème de la paracha Houkat, qui me parait géant, mais inéluctablement d'inspiration guerrière, suscité par de brillants faits d'arme. 

Et comme si le texte ne suffisait pas, les commentaires viennent abonder dans les descriptions des effets dévastateurs et morbides de cette guerre à laquelle se mêle le Créateur.  Montagnes s'entrechoquant, guerriers embusqués, corps broyés entraînés par l'eau. 

De quoi cette poésie vient-elle témoigner ? De la puissance de ce Créateur, vécue au plus haut degré à travers guerres et tremblements de terre ? Est-ce là le secret de l'inspiration ? Passions ? Violence ? Processus primaires ?

"Et si récits de victoire, chants de hauts faits guerriers n'étaient autres que pâles retranscriptions de batailles internes entre nous et notre pire ennemi qui ne serait autre que nous mêmes ?" Écrivais-je il y a un an.

"De qui pourraient bien parler les poètes ? Ils louent très certainement le Créateur de troutes choses, qui leur donne de fantastiques sources d'inspiration, ils chantent les beautés de ce bas monde qu'elles soient vivantes ou inanimées, immobiles et figées ou emportées par le rythme et le mouvement. Ils font ainsi vibrer leur amour et leurs émotions, ils les font se poser sur telle femme, tel souvenir." Poursuivais-je, tentant de relativiser l'entrain pulsionnel guerrier par l'attirance libidinale, la nostalgie. 

Comment concilier poésie et passion ? la première serait-elle obligatoirement consécutive à la seconde ?

La poésie est une sorte de forme la plus aboutie du langage, de l'expression verbale. Elle est processus secondaire par excellence. Elle est travaillée à l'excès. Elle est multicouche, tel mot apparaissant pour lui-même, ses sonorités, ses rythmes, et aussi figurant l'image concrète qu'il appuie, souvent comme en sorte de message codé. 

Comme s'il fallait évoquer le rocher pour figurer la puissance et la dureté de notre intérieur, comme si le torrent tumultueux n'était que métaphore du jaillissement pulsionnel, comme si le désert n'était étendue non habitée qu'en apparence, que de façon métaphorique.

Alors que j'accentuais l'an dernier jaillissement et expression verbale, voici que cette année d'autres notions, corollaires des précédentes, sont venues au devant de la scène grâce au cours mensuel du rav Epstein : ainsi, si "soufa" renvoie à tempête, ce mot ne renvoie  pas moins à la finalité, et même, en le sollicitant un peu, au rivage. "Sof", "safa". 

Le talmud (Kiddouchin 30 b)  voit dans ce vers mystérieux, intraduisible  "et' Vahev bessoufa" l'évocation d'une psychologie juive : "dit Rabbi 'Hyia bar Abba, de même que le père et l'enfant, le maitre et l'élève peuvent devenir ennemis l'un à l'autre du fait de leur étude, du fait de la vie, et pourtant c'est l'amour qui l'emportera parce qu'il est écrit et' vahev be soufa. Ne lis pas "soufa", mais "sofa" ". Notre vers viendrait exprimer pour rabbi Hyia l'amour qui les relie, qui toujours refait surface, et qui retransformera leur conflit en situation positive. Comme s'il lisait le vers : "et l'amour (vahev) réapparait en fin de compte (bessofa)". Comme si cette psychologie prenait le contre-pied du complexe d'Oedipe, en vertu duquel c'est la jalousie, la compétition, et finalement la haine qui dominent surtout les situations intergénérationnelles.

Tant le sof, la limite, que le rivage, les lèvres, sont présents dans le récit de la naissance de Moshé soulignait encore Daniel Epstein, Moshé enfant caché puis livré à la mer des joncs (souf), déposé sur la rive (sefat) du fleuve. Moshé, enfant bègue, prophète sans éloquence comme aimait tellement à le dire ainsi Lévinas, Moshé devient poète lui aussi. Il entonne le Cantique de la mer rouge, après avoir assisté au paradigme du plus grand évènement de l'humanité : la transformation d'une entité opprimée en peuple libre de sa détermination et de son évolution à l'issue d'une guerre longue, difficile et meurtrière.

D'après le zohar, ce sont pourtant ces  transformations de l'humain qui sont les "milkhamot hachem" par excellence. Ce sont les guerres fondamentales, celles de l'évolution et de la progression, celles qui sont en fait non le produit des armes mais le produit du langage, celles qui peuvent apporter à l'humanité bien plus que le fondamentalisme armé. Peut-être ainsi Moshé ne loue-t-il pas moins les faits d'arme du Créateur, que les victoires que lui-mpeme se sent avoir remportées, sur Pharaon en premier lieu, mais sur sa propre personne également ? Lui, le bègue étant devenu non seulement pourvu d'éloquence, mais capable de poésie !

Etre juif est fondamentalement lié aux mots, au langage rappelle Amos Oz dans son dernier livre. Etre juif est plus une affirmation d'affiliation au livre qu'à une identité génétique. S'il y a un sang juif, c'est celui avec lequel il est possible d'écrire. Ecrire des commentaires, écrire de la poésie. Avoir le support écrit comme référence.

C'est vraisemblablement de ce désert qu'il est question dans notre poême. Désert de parole, d'où emerge la parole. Désert qui peut refleurir. Comme semble l'indiquer la suite du poême :"oumicham beera". Et de là, au puits. Comme pour dire peut-être que c'est de ces mots, non seulement que peut se réinstaurer l'amour, là où la haine s'était installée, mais c'est des mots que jailliront l'inspiration, la croissance, l'aboutissement.

Peut-être les enfants d'Israël n'ont-ils pas réalisé combien ce chant qui sortait de leur bouche était prémonitoire, combien le poête est prophète.

Comment auraient-ils pu savoir que tout dans cette paracha Houkat est prophétique, annonce la suite ? : la mort de Myriam, la mort de Aaron sont la fin de cette époque de 40 ans de désert qui a été le creuset de leur histoire. Le serpent d'airain annonce le caducée. Et le poême annonce la suite de l'histoire. 

Une histoire qui viendra peut-être montrer que le désert géographique peut être moins désertique que son homonyme spirituel, fussent les contrées habitées. Tout au long de la période des Juges, période désertique s'il en fut, tant pour ce qui est de la paix, pour ce qui est de la construction de la société, pour ce qui est de la parole (au cantique de Déborah près, qui n'est pas une excéption mais l'équivalent du oued qui soudain jaillit, inonde, mais derrière lequel réapparait néanmoins la même sècheresse), le peuple semble être en chute libre. Et ce n'est qu'avec l'arrivée de Shmuel, consacré par voeu, par les mots, que la vitalité réapparait, portée à son apogée par David puis par Salomon.

Et je demandais aussi l'an dernier : "Mais de qui ces muses seraient-elles l'élément déclenchant sinon de l'individu lui-même ? Avant d'être inspiré, ne se sera-t-il pas senti déssêché ? Au cours de son exercice de production de son ouvrage, n'aura-t-il pas maintes fois presque succombé au découragement, n'aura-t-il pas été comme déchiré ? Compressé, angoissé comme pris dans l'infractuosité de la roche, comme enserré au creux du défilé et sans espoir ?"

Déborah, Shmuel, David, Salomon ont-ils réellement étė pour eux-mêmes ou n'ont-ils été que des paradigmes des tourments et des aboutissements de l'humain ?

Qu'est-ce qui permettra à notre production verbale, culturelle, d'être autre que celle de Déborah, prurit qui produit exceptionnellement, qu'est-ce qui fera qu'elle soit l'agent de transformation durable de la sècheresse en source vive, agent de mutation de ce qui était comme prisonnier et qui se libère et coule comme un torrent furieux ?

Je poursuivais sur le sefer Bamidbar, que j'imaginais quatrième essai sur le thème de création, après Beréchit, Chemot et Vayikra :"Et si le séfer Bamidbar, qu'il est licite de nommer "Nombres" en français, puisque le recensement des israélites y apparait quand même par trois fois, ne recelait pas un autre sujet, dissimulé dans ce premier mot signifiant du livre ?

Si ce désert dans lequel ont peut-être vraiment vécu nos ancêtres pendant 40 ans ne pouvait-être par ailleurs - et tout autant - la métaphore de la gestation de cette parole qui s'y est trouvée émise mais non encore entendue, acceptée avant d'être reçue, source d'acte antérieur à la réflexion et cependant acte réfléchi ?

Si c'était ainsi de cette parole qu'il était principalement question dans tout ce livre, qui pourrait alors être vue comme encore une autre facette de ce qu'est cette Création. Création d'un univers, création d'une mosaïque de peuples, création de ce qui va forger une identité collective, mais aussi création de la parole.

Création par la parole mais principalement création d'un être parlant, d'un peuple parlant.

Création comme installation des éléments à travers lesquelles s'exprimera cette parole. Voeux, ferveur, suspicions, accusations, revendications, supplications, récrimination, médisance, bénédiction, argumentation, discours, et aussi prophétie, poésie, et même parole qui sort d'où il est le plus inattendu, parole qui ne sort pas et à la place de laquelle c'est un coup qui est donné, parole qui laisse la place au silence. Tous ceux-ci sont les scènes et les actes successifs de ce théâtre dont la scène est ce désert, dont le nom signifie "parole".

Lieu particulier ou lieu essentiellement signifiant ? 

Et je terminais en saluant Yahav, qui venait de naître, qui a maintenant un an et qui marche depuis cette fin de semaine. 


Vahev n'est autre que Yahev.  Et il n'est autre que ce qui est le paradigme de cette parole.

Aussi magistralement donnée que le passage de la mer rouge (mer des joncs, Yam Souf en hébreu, mais aussi souffa, tempête ) ou le don de la Torah . 

"Et' Vahev beSouffa veèt' hanekhalim Arnon".

Aussi potentiellemnt jaillissante que ne l'est la source qui se transforme en torrent tumultueux (éched), mais sujette à étranglement,  susceptible de parfois disparaître (Ar).

"Veéched hanekhalim acher nata lechėvet Ar".
Disparaître ou être dissimulée, appuyée sur sa provenance, sur sa paternité.

Mais de là  apparaîtra la source. "Oumicham beera".

Et se matérialisera le don, et à partir de lui, l'accès à la scène (bima) . Et de là, l'ascension, jusqu'au faîte (roch hapisga)..

"Oumimatana Nahaliel, ouminahaliel bamot, umibamot haguaï acher bissedéh Moav roch hapisga".

"Venichkafa mipné hayechimon".

Et cette fois encore, ces reflexions, ces variations sur les thèmes de ce flot de paroles n'auront atteint que l'enveloppe, que l'ourlet, que la rive du sujet.

Hadren alaikh.

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