J'étais un "pro" de la colonie de vacances, ou
même des colonies de vacances, après y avoir passé en moyenne un mois et demi
par an, depuis l'âge de cinq ans dans ce kinderheim du Dr Bossart à Unteraegeri
dont je n'ai comme unique souvenir que d'y avoir eu la rougeole ce qui me valut
les plaisirs de la quarantaine et que mon cousin n'ait comme "droit de
visite" que celui de me jeter depuis la porte entr'ouverte les lettres qui
arrivaient pour moi, en passant par Montmerle, Belais, Fontaine, Tarnos, et
Cubrial où nous retournâmes Anne - ma soeur et moi quatre ans d'affilée, sans
compter les deux ou trois séjours en colonie d'hiver déjà mentionnés au
chapitre précédent.
Cubrial, dans le Doubs, colonie (non juive) de
l'Entr'aide Coopérative était un lieu qui m'était devenu très familier et où je
revins plusieurs années consécutives avec un réel plaisir. Le terrain était
énorme, j'ai le souvenir très précis de tous nos habituels lieux de promenade,
de nos marches le long des routes vers Villersexel ou Rougemont, j'ai les
souvenirs des quelques chansons - et veillėes - qui ponctuaient le quotidien,
des chauve-souris qui voletaient entre nos têtes et entre les arbres à la nuit
tombée, des bols de chocolat du petit déjeuner et des goûters à la française
(un jour pain et barre de chocolat noir, un jour pain d'épices, un jour sirop
rose, un jour sirop vert), des mirabelles que nous cueillions sur les arbres,
du bâton en noisetier que je me taillai (avec un couteau muni d'une lame scie
qui me laissa une cicatrice) et qui est toujours chez moi, gravé à mes
initiales. J'ai le souvenir des lits que l'on apprenait à faire "au
carré", de ces dimanches matin quand je faisais partie de ceux qui
n'allaient pas à la messe, de ce moniteur qui nous initia à la mosaïque
(mais dont je n'ai pas mémorisé le nom), et des cadeaux que l'on achetait au
tabac-souvenirs les derniers jours avant le retour. J'ai aussi quelques
souvenirs au rayon émotionnel, d'évènements pulsionnels de diverses natures que
"rigoureusement ma pudeur m'interdit de nommer ici", aussi quelques
souvenirs d'amitiés ou d'amours passagères, et me restent aussi les impressions
auditives, olfactives et kinesthésiques des voyages en train que j'ai toujours
affectionnés. En visite inopinée sur les lieux, quelques huit ans après mon
dernier séjour là-bas, j'eus la très agréable surprise d'être reconnu - et
accueilli très chaleureusement - par Claude Duffaut, c'était le directeur, et
sa femme, dès mon entrée dans la pièce.
Mais rien de ces souvenirs, si bons soient-ils, n'arrive
à la cheville de ce qu'ont été les camps d'été aux eis.
Ceux-ci étaient (et sont probablement encore) la
cerise sur le gateau des rencontres hebdomadaires/activités de l'année.
Ces trois semaines de juillet réussissaient à me (et je
ne pense pas écrire en mon seul nom) dynamiser, me vitaliser - si ce n'est pas
au prix d'épuisement physique maximal - et me remplir la tête et l'âme pour au
moins six fois leur durée.
De passage aux "prés" (à Puy St Vincent, hautes
alpes) en 2011, assis dans les hautes herbes sur le terrain de la maison qui
alors appartenait au mouvement, je pouvais presque ressentir physiquement des
souvenirs de mon premier camp sur les lieux, camp louveteau en 1972.
Nous campions probablement avec d'autres unités mais
aujourd'hui je ne peux les identifier. J'ai surtout quelques souvenirs écrans
mais qui sont de très fortes images.
Le camp avait commencé pour moi par le précamp (à moins
que je confonde avec le camp que je fis au même endroit deux ans plus tard,
mais la confusion possible n'influe pas ici sur le sujet), étape bénie de
quelques jours durant lesquels le travail très physique consistait en
particulier à installer les dortoirs et surtout les "marabouts", ces
tentes dans lesquels prenaient place quelques douze à seize lits, ces fameux
lits que je connaissais déjà des colonies, à lourde carcasse métallique sur
lesquels était posé un matelas de laine à l'ancienne. Il avait fallu tout
sortir des hangars et des greniers, et "monter", c'est à dire sortir,
déplier, hisser, tirer, enclencher, le tout à coup de quantité non négligeable
d'huile de coude, mais malgré le bénévolat auquel on n'aurait renoncé à aucun
prix, le salaire l'emportait largement sur le labeur.
Le salaire était, outre les tartes aux myrtilles du café
de Vallouise, sur la cacherout très relative desquelles on passait allègrement,
et l'imprégnation de l'atmosphère de la région - qui comprenait le
contact avec les paysans locaux qui nous accueillaient avec aux lèvres le
sourire narquois qu'engendrait en eux le contact avec ces petits jeunes
citadins tout jeunes, qui croyaient tout connaître, et desquels ils se
moquaient presque ouvertement - , outre ces réunions-repas-pauses parfois
coupablement arrosées qui donnaient déjà l'avant goût du vécu du camp lui-même,
ces fous rires et la joie qui les accompagnait, et, au premier rang, ces
moments de fin de jour, voire de fin de nuit assis par terre dans le même
champ, entre les herbes non encore ou fraîchement fauchées, à sentir la
fraîcheur et à observer les hautes montagnes, les étoiles et la voie lactée,
puis le lever du jour.
Puis au jour j se rendre à l'Argentière la Bessée et
accueillir, comme un vétéran et un autochtone, sur le quai dans le soleil du
sud, toute cette bande d'enfants pour lesquels on a aussi mis en place toute
une grille d'activités savamment articulée autour d'un thème de camp dont on ne
garde que rarement le souvenir dès le mois achevé mais qui fournit la charpente
et le décor de tous les vingt et un jours du camp, enfants que l'on attend de
pied ferme et avec un réel appétit de ce camp qui commence à peine et dont on
peut déjà préssentir les larmes qui marqueront sa fin sur le même quai de gare
fin juillet.
En août 2011, nous avons trouvé Marianne et moi encore
quelques armatures de marabouts dans le hangar derrière la maison, et quelques
inscriptions à la peinture vestiges de ces activités et de cette ambiance que
l'on appelait dans les chants du vendredi soir "kibboutz EIF", alors
que nous ne savions rien du kibboutz et qu'il n'était que la concrétisation de
ce qu'était alors notre souhait le plus cher : que notre vie soit à l'image de
ce que nous vivions sur le moment, c'est à dire dans une vie de groupe juive,
authentique, riche de contenu, et scandée par les moments forts de celle-ci.
Ces inscriptions étaient restées sur ces murs bien que la
maison ait été vendue quelques années auparavant, mais en symbole de leur
caractère indélébile dans notre mémoire, et peut-être au-delà.
Le camp, pour les animateurs, est comme la juxtaposition permanente
de deux modes, de deux vécus : le mode officiel qui commence encore avant le
camp avec la liste de choses que reçoit chacun à préparer, apporter ou
apprendre, qui se poursuit au quotidien, depuis le matin, se termine au coucher
des enfants, et comprend une succession ininterrompue d'enthousiasme, de chant,
d'enseignement et de transmission, de régulation d'humeurs, de moments forts et
calmes, à travers la préparation matinale, l'office, les repas et les activités
elles-mêmes,
et le mode officieux qui commence avec la liste des
objets incontournables à emporter absolument au camp (couteau comme-ci, chapeau
comme ça, tel appareil vestimentaire, tel instrument de musique, appareil
photo, foulard, bague de foulard et autres mascottes ou idées saugrenues - tel
le clairon l'année suivante) et qui est au centre des réunions dites de
travail.
Ces réunions sont importantes au niveau de la gestion du
camp et au niveau de la répartition des tâches, des mises au point des
activités, mais elles sont non moins capitales en tant que moment privilégié
numéro deux de l'ambiance.
Les souvenirs du camp incluent l'animation, certaines
activités phares, certains "coups de tonnerre" (ou de colère) comme
il est impossible qu'il ne s'en produise pas au cours d'un tel séjour de
vacances, mais n'en déplaise aux anciens "enfants" de ce camp qui, je
l'éspère, liront ces lignes, les souvenirs du camp les plus forts pour
l'animateur que j'étais proviennent pour plus de la moitié de ce vécu presque
clandestin, duquel l'équilibre est dur à gérer : que ces réunions soient
dénuées d'ambiance, c'est à dire de pulsionnel, de rire, de libido, de
"cinquième repas" et c'est l'ambiance du camp qui en paiera le dur
prix. Que le camp soit débordé par leur enthousiasme et cela sera aussi au prix
de la bonne marche des choses.
Qui parmi la maitrise de ce camp peut prétendre avoir
oublié la séance où la chef de ce camp (dont cette même évocation m'interdit de
citer son nom sans son expresse permission) fut roulée sur quelques mètres du
petit chemin vicinal au bord duquel est la maison dans une panière à pain, au
milieu de hurlements de rire, auxquels elle n'était pas la dernière à se
joindre?
Et comment pourrais-je taire, et en même temps raconter,
cette émotion amoureuse d'autant plus intense que rigoureusement retenue
(timidité, que ne te dois-je, ou que m'as-tu coûté ?) lors d'une rencontre avec
la maîtrise d'un autre camp dans le voisinage ?
A l'occasion de ce premier camp, j'avais moi-même
commencé par moi-même à m'occuper de la relève - et du renfort - et s'était
ainsi jointe Joëlle "zal" (et que son souvenir soit ici rappelé) que
j'avais connue l'été précédent à Carmel College. Nous étions très "en
phase" pour ce qui est de notre insertion dans le monde lycéen parisien,
en parallèle de notre goût et notre motivation pour cette éducation juive
informelle.
Mes souvenirs d'elle à ce camp sont ceux d'un long et
interminable fou rire, dont le pic a été le jour du 9 av quand elle fit soudain
irruption dans la cuisine au moment du repas de midi en demandant sous l'effet
de l'angoisse de l'urgence : "il y a un ben'ch spécial aujourd'hui ?"
(jour de jeûne !)...pour instantanément s'écrouler littéralement par terre de
fou rire, en réalisant le grotesque de sa question. Grotesque, la question ne
l'était d'ailleurs nullement, et les enfants qui ne jeûnent pas ce jour-là
doivent bel et bien rajouter un passage spécial dans le birkat hamazone, mais
le point central de la situation n'était nullement l'obtention de la réponse la
plus authentiquement rabbinique, mais une nouvelle occasion de rire ensemble de
telles situations.
Joëlle était très loin d'être quelqu'un d'uniformément
gai et insouciant. L'angoisse était au rendez-vous de son vécu d'adolescente
bien plus souvent qu'à son tour (et elle était loin d'être la seule dans ce
cas), mais le camp avait constitué à cela bien plus qu'une parenthèse.
Les camps sont ainsi le véritable moteur de ce que
véhiculent ces mouvements de jeunesse qui sont, pour beaucoup des participants,
l'endroit où se cristallise le type de lien qui va être le leur à la communauté
juive.
C'est à travers ces fous rires, ces moments d'épanchement
de l'émotionnel et du pulsionnel que passent le mieux les bribes d'enseignement
juif véritable qui sont inclus dans la trame du quotidien. Et ce camp, comme
beaucoup d'autres en contint sa généreuse part, offices du matin menés comme
séance hautement pédagogique jour après jour, et dans lesquels les enfants
étaient scrupuleusement répartis par niveau, activités rattachées à telle ou
telle date ou lecture de Torah, et y compris quelques ateliers d'hébreu
moderne.
Puis, qu'il ait fait beau ou plu, sans qu'on ait le temps
de s'en rendre compte, voilà déjà les trois semaines passées, la veillée finale
avec son grand feu et son cérémonial d'appel et de chant, et c'est déjà le
moment de tout plier, et de se séparer à grandes accolades et chaleureuses
embrassades.
Et là aussi, arriver à la gare à Paris, remettre les
"chers petits" à leurs parents, puis après un bref passage en
maîtrise au café, rentrer chez ses propres parents et se coucher épuisé
pour 24 heures si ce n'est plus, les yeux et les oreilles encore inondés,
le coeur rempli à ras bords de bonheur.
Combien tout ce vécu est-il vecteur d'identité juive ?
Nul besoin de réponse : c'est autant incommensurable qu'indéniable !
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