vendredi 19 juin 2015

L' e.i.tude. Au-delà des lieux, au-delà des activités.




Les camps d'été, ainsi d'ailleurs que les autres réunions de préparation de camps, de stages de formation ou de réunions nationales, sont indéfectiblement rattachés à des lieux.

Pour les gens de ma génération, "les Prés" bien sûr comptent énormément. Cette maison perchée parmi les plus beaux sommets des Alpes du sud, au cœur du massif des écrins, a en elle-même un charme difficilement dépassable. 

Je garde autant le souvenir du lieu lui-même, de ces petites routes, devenant chemins non goudronnés, (celle qui menait à la maison conduisait au "pré de Madame Carle", lui-même haut lieu touristique au pied du glacier blanc et du glacier noir), de ces balades que l'on peut faire depuis la maison, qui donne directement accès à la forêt - ou aux pistes de ski l'hiver - sans avoir à franchir clôtures ou barrières, et qui sont tellement cruellement absents dans les Rocheuses canadiennes par exemple qui ne sont qu'un alliage aseptisé d'autoroutes et de nature comme mise sous cloche.

Je me revois aussi arriver sur les lieux en train, après que petit à petit le convoi se soit épuré de passagers parisiens  descendus dans les stations progressivement de moins en moins urbaines du trajet. Le train mène à Briançon, petite ville de montagne à laquelle on parvient par la route après avoir franchi les fantastiques cols du Lautaret et du Galibier, 



ville cul de sac fortifiée antan par Vauban, et ville aujourd'hui de garnison, ce qui fait qu'une fois la montée entamée, ne restent plus dans le train avec les rares locaux, que quelques trouffions de retour de permission, et les e.i.s en route pour les vacances, et qui entendent avec enchantement le chef de gare annoncer les stations de Gap, et des Embruns - Mont Dauphin - Guillestre, noms plus poétiques et évocateurs l'un que l'autre, et en particulier celle qui est la dernière avant l'Argentière la Bessée, où nous descendions, pour encore devoir couvrir les quelques vingt kilomètres restant, pour lesquels il était indispensable de s'être organisés au préalable. 

A cette époque, les e.i.s possédaient un autre lieu qui est resté légendaire et auquel je suis aussi énormément attaché, et c'est le terrain du Mont Dore. Un gigantesque espace, qui s'étend en vallée entre deux maisons, une nommée "les caves", l'autre "les plaines", et duquel on ne voit aucune route, aucun signe de civilisation, si ce n'est cet hôtel du "Buron", en bordure de la route qui mène vers les "crêtes" (le massif central a aussi ses crêtes, bien entendu sans comparaison avec celles des alpes) et qui passe non loin des Plaines.

La région est moins sauvage, plus pluvieuse, bien plus verte que les Alpes du sud. Les deux maisons sont entourés de prés dans les lesquels il était impensable de pouvoir marcher tant que monsieur Beleau n'avait pas fauché.

C'est un coin très pluvieux, et tant pour marcher dans les chemins, sur le terrain, que pour passer d'une maison à l'autre il est indispensable d'être muni de bottes de caoutchouc que l'on porta parfois au quotidien presque deux ou trois semaines d'affilée, tant la pluie est en France aussi fréquente en été qu'en hiver, et tant cette région en est imbibée. Dans le creux de la vallée entre les deux maisons, il fallait franchir un tout petit gué, au-dessus d'un des innombrables ruisseaux qui parcourent toute cette Auvergne, et bien que ce passage se soit trouvé considérablement amélioré après qu'une nuit de juillet 1973, Daniel , Cathy et moi avons pioché le terrain pour y enterrer de lourdes dalles, et pour recevoir chacun à la fin de la nuit un nom d'animal, que l'on appelle encore aujourd'hui totem, en vestige de je ne sais quelle idéalisation saugrenue du monde de sauvages des indiens d'Amérique, il est encore arrivé maintes et maintes fois que la voiture ne puisse pas passer et qu'il faille terminer l'approvisionnement de la cuisine des Plaines à dos d'homme. 

Les infrastructures de ce terrain de camp ne prétendaient pas ni passer ni même atteindre la barre des exigences de confort du 21ème siècle en Europe. Les enfants campaient sous marabout, les animateurs sous tentes de six, il n'y avait qu'un téléphone - non portable - pour l'ensemble des présents, et la cuisine ne recevait son nom que du fait que c'était l'endroit où la cuisine se faisait ; et qui devait monter en neige à la main et à la fourchette quarante blancs d'œufs, après avoir transporté moult cageots de fruits et sacs de denrées en tout genre sait de quoi je parle.

Les campeurs montaient à pied depuis la gare du Mont Dore, chacun sous son ciré, ou quelques rares fois, sous le cagnard, et la faune de toutes tailles était aussi au rendez-vous.

L'accès en voiture au terrain était en soi épique. Il était fondamental de prendre le bon petit petit chemin après avoir quitté la route. Il y avait en effet plusieurs petits chemins, et que ressemble plus à un petit chemin qu'un autre petit chemin ? Seul "le bon" menait au terrain et surtout n'allait pas en se rétrécissant pour se refermer soudain sur le malheureux conducteur désorienté et inexpérimenté. Même passer par le bon chemin n'était faisable qu'avec de bonnes "commerciales", et à cette époque les eis possédaient aussi une mémorable 404 break bâchée qui reçut quelques lettres de noblesse à se déhancher entre les pierres, chargée jusqu'au plafond, de nourriture, de sacs à dos, de louveteaux ou d'animateurs qui ne connaissaient pas encore le mot "ceintures de sécurité " ou "sécurité" tout court. Certains des lecteurs de ce chapître pourront s'identifier comme "celui qui s'est planté et que le tracteur de monsieur Beleau a providentiellement dépanné", sans se douter qu'ils sont au moins cinquante à pouvoir s'affubler de ce prestigieux titre.

Ce terrain pouvait accueillir une quantité de gens extrêmement variable selon la saison. Il était inaccessible et inutilisable en hiver, il accueillait parfois un petit stage comme celui que je dirigeai en 1977, dans la foulée duquel - et grâce en particulier au dynamisme de madame Cahen...et de l'équipe d'animateurs potentiels qui releva le défi haut la main - naquit le groupe local de Neuilly, et auquel les stagiaires purent s'initier à la peinture et au tir à l'arc du fait de la gracieuse présence d'André Elbaz, venu en famille participer au stage. Il accueillit plusieurs étés deux camps louveteaux, un aux Plaines, un aux Caves, comme en 1979 ou Bruno et moi nous partagions la direction, comme l'année où ce privilège échut à Clément et Martine, à Jean-Charles, comme en cet été 1973, où je fis mon deuxième camp en tant qu'animateur, et où les deux camps étaient dirigés séparément par Bertrand et Dana, couple (cher à ma mémoire) non encore uni par les liens du mariage - et donc séparés comme il se doit par deux cents mètres, une vallée et un ruisseau ! -  et globalement - et de main de maître, et d'artiste - par feu J.P. Bader.


Le terrain accueillit aussi jusqu'à plus de deux cents animateurs lors de mémorables réunions de septembre, à cette époque où la rentrée scolaire n'était que le 15 du mois et où ces deux semaines servaient les besoins de la formation.
Lors de ce stage, en présence de grand nombre de prestigieux intervenants, qui venaient non tant enseigner et accompagner qu'humer la température humaine et se raviver la flamme intérieure de leur propre passé e.i. à grands coups de veillées chants, campèrent en 1976 l'ensemble de la population "responsable" de ce mouvement de jeunesse implanté sur la France entière d'âges compris entre 15 et ...55 ans (c'était alors l'âge de JP, il était déjà le plus âgé d'entre tous, et il nous paraissait déjà canonique. Nous ignorions encore que les 77 ans du journal Tintin allaient être un record largement pulvérisé par lui). La grange des "caves" est aujourd'hui bien trop détruite pour résonner encore des clameurs qui l'emplirent alors, tant du fait des veillées chants et spectacles, que de l'office du shabbat matin, que des réunions houleuses qui s'y tinrent, mais nul doute que les pierres ont gardé le souvenir.

Lors de notre retour en voiture sur Paris, alors que je co-voiturais en compagnie de Bertrand, nous entendîmes à la radio la nouvelle de la disparition de Mao Tsé Toung. Tout investis que nous ayons été dans la transmission de l'identité juive, je me souviens combien cette nouvelle nous fit l'effet d'un tremblement de terre. Le monde allait certainement changer et nous en avions conscience.

Les camps, rencontres ou stages étaient ainsi matière à un investissement dont le "net" est bien plus consistant que le "brut". 
On ne fait pas qu'être au camp entre deux dates, celle du commencement et celle de la fin. On prépare, achète, transporte, emballe, et remballe énormément de matériel, ce sont des moments où le quotidien se trouve parfois massivement malmené, parfois au prix de certaines exigences parentales ou scolaires, et l'instance adulte ne sait pas toujours voir que le véritable enjeu de ces moments est que l'Autre l'emporte alors sur le Même et que c'est par ces situations que la vie se forge, au moins autant que par ce que Jules Ferry a à proposer. Ce brut est matière à non moins de rencontres et vécus émotionnellement importants autant que le camp lui-même. Frankie ne rappelle-t-il pas régulièrement, encore 40 ans plus tard, que nous nous sommes connus incidemment, dans le hall du 27 avenue de Ségur, alors qu'une foule entassait choses et autres dans malles et coffres, alors que nous étions sur un quelconque départ, et que lui, le colmarien juste arrivé à Paris a demandé à la cantonade :"quelqu'un a-t-il le numéro de téléphone de Joël Weill ?"... et je fus celui qui le lui énuméra du tac au tac. Je ne sais plus aujourd'hui le numéro (mais Joël le sait probablement encore). Il y a des choses que le temps efface.

Et suis-je le seul de nous trois à avoir encore en mémoire ce retour d'une rencontre de préparation de camp qui s'était passée à Theys et où Yolande, Elie et moi, fîmes le retour du matériel sur Paris, dans la 404 chargée comme à l'accoutumée, mais de nuit, et dans des conditions climatiques telles qu'on ne voyait pas plus loin que l'aile avant de la voiture ? J'ai très précisément le souvenir que le voyage débuta par la tefilat haderekh, sous l'impulsion de Yolande, et par la discussion qui s'ensuivit sur les différents vécus familiaux chez nous trois à ce chapitre. Le reste du voyage appartient au brouillard, dans tous les sens du terme.

Les e.i.s eurent ainsi de nombreux lieux, qu'ils investirent parfois au plan local ( maison de Theys, du col du Bonhomme, de Laversine, d'Obershaffelsheim, ou de telle région de France), parfois au plan national ( les Prés, le Mont Dore, mais aussi le château d'Herbeys, le 27 avenue de Ségur et beaucoup d'autres) mais qui vécurent très certainement à ces occasions leurs grandes heures. Et je ne parle pas de ces réunions historiques d'entrée de jeu qu'ont été le Chambon sur Lignon pour le quarantième anniversaire, le plateau du Lioran pour le malheureux - mais glorieux - 50ème, et les divers lieux des 60éme, 70èmes, 80èmes ou je ne fus pas, jusqu'à Cussac, lieu du 90ème qui m'a peu marqué même si son nom n'est pas déjà effacé de ma mémoire. Je parle d'occasions que rien ne désigne comme historiques et qui pourtant le deviennent. Ce sont ces occasions qui sont potentiellement plus fondatrices pour l'individu que de grands évènements relayés par la presse mais dans lesquels il est plus noyé dans la masse que pouvant réellement prendre part à ce qui se joue.

De passage dans les Alpes, il y a quatre ans, je passai donc par Puy Saint Vincent, où est la maison des Prés, et sur la route vers le sud ouest, nous nous arrêtâmes à Serres et cherchâmes - et trouvâmes -  Marianne et moi, le tombeau de Rabbi Joseph Ben Nathan, une respectable grande pierre gravée à son nom et datant des années 1350. Le coin, entre Serres et Aspres sur Buëch, conserve ainsi un vague souvenir de présence juive qui s'est soldée par un massacre et une expulsion.



En association à cette tombe, je pensais à ce qu'ont été et à ce que sont encore, pour les "locaux" et pour le judaïsme, ces camps et réunions nationales, dans lesquels la vie est incroyablement intense, du fait de la sacralisation du moment, du fait du dynamisme dû à l'âge des participants, mais surtout du fait de l'immense prise en charge du vécu juif.

Ce vécu est tel qu'il peut imprimer sa trace au moins aussi fort que ce que symbolise une tombe vieille de 700 ans que les habitants ont toujours connue et continuent à connaître.

Les camps et réunions nationales ont donc un vécu de loisirs, et de vacances. On y est enfant ou adolescent, on y vit qui quinze - ou plus - ans de vie, qui quelques épisodes isolés, qui sa totémisation ou/et quelques émotions adolescentes, mais pour tous s'y vivent en filigrane des vécus énormément plus importants.

C'est dans ces lieux que se fait l'apprentissage de la réelle mise en situation d'éducation, et pour certains - dont j'ai été - l'apprentissage de la responsabilité et de la direction, ce sont les véritables lieux de cette "éducation du jeune par le jeune" qui est la véritable lettre de noblesse du scoutisme, mais ce sont surtout des haut lieux de l'enseignement du judaïsme.

Ces animateurs de 16 ans que nous étions ne débarquaient pas ainsi sur tel ou tel lieu de camp ou maison dans le seul but de l'aménager et le rendre confortable. Cette préoccupation existait mais elle était incomparablement marginale et en retrait du véritable feu d'investissement qui brûlait - et brûle certainement encore - en chacun de nous.

Une phrase d'Avraham Eschel, entendue à l'occasion de telle ou telle séance de formation,  certainement au cours d'un de nos stages, est restée imprimée en moi. Je préfère la dire de mémoire , et donc en la déformant, plutôt que de la trouver dans le texte, tant je préfère l'impact qu'elle eut sur moi à sa véritable et authentique forme originelle : "ce qui me tracasse le plus dans ma condition de juif, c'est qu'aujourd'hui c'est à moi et à ma génération qu'elle tient. C'est de moi, de nous, que dépend la question de la survie et du passage à la génération suivante de ce qu'est être juif".

Les animateurs et les participants aux camps eis ne sont pas pour rien vus par les français locaux, par la famille Beleau du Mont Dore et la famille Blain des Prés, comme "les juifs". Ils ne sont pas uniquement singuliers par leurs bizarres pratiques quotidiennes, hebdomadaires ou alimentaires, ils sont comme une bombe d'énergie juive. Ils ne font pas que faire un "érouv" autour du camp pour ne pas enfreindre shabbat, ils ne font pas que passer la cuisine au chalumeau pour garantir la cacherout, aller chercher à la gare leur viande - parfois avariée - livrée de Paris, Marseille ou Lyon, ils ne font pas que chanter le birkat hamazon après chaque repas : ils font une réunion de plusieurs jours ou semaines qui est pétrie de judaïsme au point qu'elle est pour les participants leur évènement fondateur privé, le don de la Torah individuel de leur propre judaïsme, supérieure en impact à leur bar ou bat mitzva.

Les eis, cela est de notoriété publique, se réunissent sous la bannière du "minimum commun", dont la définition évolue, dont la peau se distend ou se contracte d'un époque à une autre, mais dont le projet et le credo demeurent immuables : ici camperont ensemble - et non uniquement à côté les uns des autres - juifs de kippour et juifs de stricte observance, sionistes et non sionistes, ashkénazes et séfarades, alsaciens et marocains, parisiens et banlieusards, et gens du sud, de l'ouest ou du centre de la France.

Et cet "ensemble" mobilise beaucoup plus au chapitre de l'être qu'à celui du faire. Le judaïsme a beau être une religion d'actes, il est avant tout ce que Lévinas appelle "une religion d'adultes", c'est à dire un mode de vie où les actes doivent ne pas être mécaniques mais réfléchis. Et on ne réfléchit nulle part aussi intensivement que dans la préoccupation de transmission ou dans le souci de tolérance et de cohabitation. Et ces sous catégories du minimum commun et du mouvement de jeunesse sont les ingrédients des bombes à energie dont les déflagrations silencieuses ont empli et emplissent encore les lieux de camps d'été, d'automne, de printemps ou d'hiver sur la France ou - qui nous interdit dans ces descriptions d'un tel surnaturel d'exagérer encore un petit peu ? -  la terre entière.

Les pierres de la maison des Caves n'ont rien à envier aux murs de la maison d'études dans laquelle Rabbi Eliezer et Rabbi yehoshua ben Lévi s'affrontèrent. Ceux-ci dit le talmud s'inclinèrent à la demande de Rabbi Eliezer, se redressèrent à l'injonction de Rabbi Yehoshua ben Lévi, et restèrent semi penchés, semi droits en souvenir des opinions des deux protagonistes, et surtout par respect pour les deux protagonistes. Les pierres de la grange du mont Dore ont encore le souvenir que se tinrent là-bas en 1976, et sous la haute autorité de rav Eliahou, des débats sur "tentes mixtes ou tentes séparées" qui n'étaient pas moindre importance que le débat qui opposait naguère Rabbi Eliezer à Rabbi Yehoshua ben Lévi. Et si elles tiennent encore aujourd'hui, plus de vingt ans après que les eis aient quitté ces lieux, c'est en signe de respect pour le judaïsme qui s'y est édifié, réfléchi et vécu.

J'ai le souvenir de ce débat et de combien son intensité ou son issue revêtaient pour tous les participants une importance du moment comparable à celles de la vie et de la mort. J'ai le souvenir des lectures de Torah faites par JP pour les louveteaux des deux camps le shabbat matin au Mont Dore, j'ai le souvenir d'un nombre incalculable de "pages juives" que j'ai non tant entendues que préparés et dispensées, et je reviendrai encore sur cela.


2 commentaires:

  1. Genial. Tu ne pouvais mieux decrire l' impact que ce fameux "minimum commun" eu sur nous et que nous nous efforcons a transmettre dans une societe qui prone le maximum commun ce qui nous donnne parfois l pre ssion d etre les derniers des mohicans pour en revenir aux indiens

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    1. Salut Paul, merci pour ce retour, et en particulier merci pour cette formulation du maximum commun, il faudra aussi parler de la confrontation de l'e.i. Avec la societe israelienne....

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