Le bain Servandoni, élargi à Copernic, fournissait
incontestablement une immersion - hebdomadaire - dans le monde juif, même
malgré les impressions récurrentes de n'être que dans une version attenuée,
pour débutants, pas dans le vrai monde juif, un peu comme quand on lit des livres en
anglais ou en hébreu facile.
A cette immersion s'étaient ajoutées quelques expériences
de colonies de vacances, organisées par Copernic mais aussi par d'autres
organismes ( Tarnos, ou très différemment Célérina, puis Carmel College ) mais
celles-ci n'avaient pas eu sur moi le même impact sociologique que celui
provoqué par la rencontre des eis, initiée à Morgins.
C'est ainsi plus de mise en situation que de rencontre à
proprement parler que je viens ici parler. Celle-là serait-elle donc autant
potentiellement majeure et déterminante que celle-ci, celle du visage ?
Même si la colonie de ski de Copernic à Morzine m'avait
fait faire quelques connaissances, elle était le monde du connu, le monde du
"même". Même si j'avais eu tant à Tarnos qu'à Célérina et à Carmel College l'occasion de découvrir des juifs bien différents de ce que j'étais,
complètement laïcs et déjudaïsés pour les uns, beaucoup plus religieux que moi
pour les autres, beaucoup plus bc bg pour encore d'autres, je n'ai pas eu le sentiment d'y avoir été trop interpellé par la différence qui existait entre nous.
Je fais remonter la première observation qui s'imposa à
mes yeux à mon premier séjour à Morgins, qui eut lieu une année où la colonie
de J.P. et de Paulette avait été annulée, pour cause d'avalanches si je ne me
trompe pas.
Nous débarquâmes donc D. (j'avais marqué son nom mais il préfère sombrer dans l'anonymat...) et moi, en tant qu'électrons
libres - mais téméraires - dans la fameuse grande et majestueuse maison de
l'OSE que tant de gens ont fréquentée à une occasion ou une autre.
La maison était tenue par Juda et Lisette Sebbag et y
habitaient une dizaine - ou peut-être un peu plus ? - d'enfants qui
attirèrent mon regard, même si nous passâmes tout ce séjour sans qu'un
quelconque lien s'établit entre eux et nous.
Juda et Lisette que je connus mieux par la suite et avec
lesquels le contact s'améliora, nous considéraient alors comme une éspèce
inconnue : deux adolescents de 15-16 ans ( j'avais exactement 14,9 ans ) que
leurs parents avaient - inconsidérément - laissé libres de s'auto administrer !
Nous nous consacrâmes au ski du mieux que nous pûmes (le
climat n'était pas au rendez-vous, il neigeait beaucoup, il y avait du
brouillard presque tous les jours, et cela ne se passait pas exactement au plus
facile), fermâmes nos oreilles aux remarques acerbes de Lisette et nos yeux aux
regards soupçonneux de Lisette et interrogateurs de ces enfants, et laissâmes
de côté ce que nos sens avaient capté : un premier bain dans un internat
d'éducation spécialisée et un premier contact avec des enfants qui avaient eu
une enfance complètement différente de la nôtre, jeunes juifs parisiens
bourgeois en apprentissage chronique d'assimilation différentielle au paysage
français.
Je devais par la suite travailler plus de trente ans
auprès de l'éducation spécialisée mais je ne le pressentais pas encore et je
passai à côté, laissant le souvenir de la rencontre à son état brut.
La suite de cette arrivée en douceur dans l'éducation
informelle fut pour moi la session de la colonie cette fois, dans la même
maison, à laquelle je participai, un an et demi plus tard, et à partir de
laquelle je me retrouvai, enrôlé par Emilie, propulsé au glorieux rang
d'animateur branche cadette aux éclaireurs et éclaireuses israélites de France.
Comment n'arrivai-je aux eis qu'à 16 ans et demi, moi qui naquis et fus élevé par deux parents totémisés, fils d'un ancien responsable
régional ? Cela fait visiblement partie des enigmes à investiguer au chapitre des remous sociologiques et
identitaires de l'après guerre.
Le fait est que c'est de ces dimanches que s'enclencha en
moi une nouvelle phase de vie.
J'y découvris toute une face - jusqu'ici cachėe à moi -
de ce que je pouvais être, et vivre.
Je n'avais plus cotoyé d'enfants depuis l'école primaire,
c'est à dire depuis que j'étais moi-même enfant, et alors que j'avais dû avoir
conscience de leur présence dans les différents lieux de vie que je
rencontrais, je ne les avais pas dans mon champ de conscience, peut-être comme
s'ils étaient hors de ma portée, dans un autre monde.
Nous étions plusieurs animateurs, dont D. (le même que ci-dessus. chuuuuuuuut. Ne disons pas son nom ) chez qui
l'absence totale d'adolescence ne laissait de m'étonner, Emilie (elle ne m'a pas encore demandé de ne pas la nommer, donc je laisse le nom. Le compte à rebours est lancé) de qui je
commençais tout juste à être proche, et je me souviens d'un certain Jacques qui
me renvoyait comme le miroir de l'image de ce dont j'étais le plus proche : un
lycéen-pré étudiant, dont le vécu des jours de la semaine est celui du monde
laïque, non-juif.
J'étais semblable à lui pour ce dans quoi j'étais plongé
au quotidien : un lycéen de banlieue parisienne où je n'étais pas mais où je me
sentais à peu près le seul juif - les autres étant encore plus
"dissimulés"que moi. En ces annėes post soixanthuitardes, l'ordre de
chaque jour était la mobilisation, les assemblées générales et les
manifestations pour des causes sociales ou éducatives. Les préoccupations y étaient
essentiellement adolescentes françaises : habillement, mobylettes, rugby ( hand
ball dans mon cas ), cafés (avec flipper, baby foot, cigarettes...et
"momies" et "perroquets"), musique pop et chanteurs
engagés, surprises parties et chahutage de profs. Pop club de José Arthur in,
journal "tout l'univers" out.
J'étais différent de lui par le fait que cette ambiance
ne me mettait pas en porte à faux avec mon identité juive.
Et je pouvais ainsi - alors que ce n'est pas moi que l'on
a totémisé caméléon - être "animateur scout" (avec toute la réticence
post soixanthuitarde que je vouais à ce terme ringard) le dimanche, et
"apprenti révolutionnaire", avec Léo Ferré, Paco Ibañez, les pattes
d'éléphant et l'extrème gauche les jours de la semaine.
Je me sentais en vérité très peu scout orthodoxe. Nous
étions très relax (si ce n'est franchement antagonistes) au chapitre de
l'uniforme et très critiques de ceux qui ne l'étaient pas, et surtout,
j'adorais ce rôle d'animateur-responsable, apprenti éducateur, qui me faisait
en outre élargir mon horizon de semaine en semaine.
Horizon géographique : je connaissais probablement moins
que les enfants ces clairières où nous atterrissions dans chaque semaine une
autre, j'aimais beaucoup les trajets en métro des dimanche matin d'alors, c'est
à dire dans un métro "privé", où on a la rame pratiquement pour soi
tout seul, et j'aimais beaucoup cette place des Vosges, et ce local sordide qui
était le nôtre, entre le trottoir sous les arcades et les sous-sols en terre battue
de la synagogue. Victor Hugo dont la maison est toute proche nous observait
certainement le sourire aux lèvres dans des décors où aurait pu évoluer Jean
Valjean.
Et horizon humain : ces enfants m'étaient un monde
nouveau, celui d'enfants juifs parisiens du 11ème arrondissement, ashkenazes
pour la plupart et enfants de juifs nés parisiens de parents immigrants.
Bizarrement, cette définition m'englobe aussi, mais je ne me sentais cependant
pas comme eux, du fait que nous étions pour beaucoup d'entre eux leur unique
pont de rattachement au judaïsme, ce qui était paradoxalement loin d'être mon
cas.
Je découvrais à travers cette expérience un double vécu
qui m'accompagne jusqu'à aujourd'hui : avoir têté au biberon d'un judaïsme non
complètement authentique, le judaïsme libéral, et y avoir appris suffisamment
de choses pour être dans bon nombre de cas celui qui est la référence, celui
qui sait plus que les autres, celui qui va faire l'office ou le cours.
Ce dernier point me propulsait automatiquement, outre en
situation de responsabilité, en posture d'enseignement et de transmission...à
moins que ça n'ait été une posture que j'ai adoptée par goût et par disposition
personnelle, le contenu ayant été rajouté par l'exigence de la fonction au fur
et à mesure qu'il y avait besoin d'encore une "page juive" comme Ami
Bouganim, incontestablement notre maître en éducation juive, les appela plus
tard.
Les "sorties" commençaient peu à peu à
supplanter chez moi le vécu lycéen et à devenir l'objet de conversations
téléphoniques interminables, de préparations d'activités. Il y avait ainsi la
préparation, la sortie elle-même, qui s'assortissait du cérémonial de
commencement et d'achèvement, du trajet à pied puis en métro puis en train, du
repas, de l'activité elle-même, puis de la réunion "de maîtrise" au
café.
Le tout me transportait. Le repas assis en rond, dans les
feuilles mortes, quand chacun sortait sa salade-maison et que nous avions le
culte de qui aurait apporté la plus extravagante (j'ai ainsi apporté plusieurs
fois la "baguette-repas", coupée en deux sur toute la longueur, et
fourrée dans l'ordre de tout le menu du dit repas. Un peu bourratif à y
repenser...). Les jeux spontanés à base de poursuites qui se déclenchaient à
l'impromptu. Les chansons hurlées en (presque) choeur et à tue-tête.
Et après, rentrer à la maison, éreinté, crasseux, aphone,
la tête encore pleine des chants, des épisodes émotionnels marquants de la
journée, du souvenir de la remarque de tel ou telle "louveteau" ou
"louvette" comme nous les appelions encore.
J'ai gardé - jusqu'à aujourd'hui quelques listes de tous
et la trace de bon nombre de ceux qui nous revenaient ainsi, de dimanche en
dimanche, et qui arrivaient le matin, le sourire aux lèvres, et prêts à
démarrer au quart de tour comme si l'activité de la semaine passée s'était
achevée à peine quelques minutes plus tôt.
Le tout était forcément ponctué de petits conflits autour
d'émotions fortes mais le souvenir dominant est celui d'une très agréable
tranche de vie, voire d'une expérience fondatrice, tant pour ce qui est de la
relation aux "enfants" - qui en fait n'avaient que 6 à 8 ans d'écart
d'âge avec moi - qu'à leurs parents, de certains desquels je garde en moi une
image encore très nette.
Malheureusement, je ne photographiais pas à cette période
de ma vie et je ne peux accompagner cet article que de cet unique document
visuel.
La carrière d'animateur e.i. est autant courte
qu'intensive : trois années, trois camps d'été, et hop ! C'est déjà la
génération suivante qui prend le relais.
Mais ce n'est le départ à la retraite que pour certains,
que pour la minorité qui n'a pas été conquise par l'ambiance ou la fonction, et
qui choisit de se plonger dans la préparation du bac ou d'un avenir adulte,
plutôt que de repiquer quelques années encore, dans le vécu festif de l'éducation
informelle.
A
suivre.
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