A l'école, il y a la classe. La nôtre, tant
que le bâtiment ne fut pas rénové, était un lieu qui ne manquait pas de
pittoresque, dans ce petit pavillon-deux pièces du concierge d'antan, couvert
de glycine, très sombre et très exigu. Mais la classe n’est qu’un des lieux de
la vie de l'école, qui se passe non moins dans la cour, à l'arrivée, à la
sortie.
tou bichevat 5737 (1977)
L'après-midi était très courte, de 14:00 à
16:30, avec une récréation au milieu, tout juste le temps d'arriver que c'est
presque la fin.
Les intermèdes que sont l'avant 14:00, et
cette récréation étaient de véritables moments d'imprégnation et de liens.
A 6 ans, l’arrivée à l’école et le départ,
en fin de journée, sont des moments très chargés émotionnellement, où se jouent
les rencontres entre le monde de l’école et celui de la famille.
Du fait que j’enseignais en après-midi, il
ne me fut que rarement donné d’être présent à l’arrivée des enfants et je n’ai
qu’un souvenir – de taille : celui de cet enfant qui partit de toute la
vitesse de ses jambes aussitôt qu’il me vit, en criant qu’il ne voulait pas d’un
maître. Je ne me souviens plus comment l’épisode se résolut ce jour, je sais
seulement qu’il marqua le début d’une relation qui se poursuivit, quoique de
loin en loin, bien au-delà de notre vie commune dans cette école.
Je rencontrai aussi bon nombre de parents
et pu un peu prolonger les impressions que les moments de classe suscitaient
entre les enfants et moi.
Les enfants de six ans parlent beaucoup
pendant la classe (la classe que je faisais. Dans une classe de trente élèves
il est déjà beaucoup moins facile de faire régner le dialogue, et surtout, les
enseignants préfèrent souvent qu'il n'ait pas lieu), où finalement tout était
matière à échange, à questions, à remarques. Madame Picard avait bien tenté de
me donner ce qui me permettrait de les éviter, mais en fin de compte, je les
aimais, si ce n'est les souhaitais.
Ces remarques, questions et réponses
étaient pour moi, et sont restées, le véritable sel de la situation.
Elles sont du même ordre que ce qui se passait
pendant les récréations où les enfants venaient pratiquement continuellement
m'accoster, me montrer quelque chose, me raconter quelque chose, me demander
quelque chose ou me solliciter pour quelque chose. Ces moments étaient en fait
très riches et, occupé que j’étais à mes découvertes, je ne sus pas toujours ni
les apprécier ni y réagir comme il eut peut-être fallu. Je découvris ainsi par
la suite que certaines « démarches » de certains enfants – ou adultes
d’ailleurs – auraient exigé plus d’attention que je n’en avais à l’époque en
magasin, n’étant encore que jeune enseignant, jeune adulte. Je passai ainsi à
côté de quelques appels, ou sollicitations personnelles que je ne compris qu’a
posteriori, en m’en sentant parfois un peu confus.
C'est que durant ces moments je poursuivais
ma découverte de ce monde.
L'école Maïmonide était déjà un vieux
bâtiment, de ceux qui ont traversé les mers, ou les époques. Si monsieur Messas
n'était pas nouveau au poste de directeur, il était cependant encore comme une
pièce rapportée.
Évoluaient autour de lui toute une assemblée
de gens qui l'avaient précédé sur les lieux et qui étaient - à leurs yeux - l'authentique histoire des
lieux, qui possédaient et racontaient l'histoire des lieux, et qui n'entretenaient que des
rapports corrects mais méfiants avec le directeur tandis qu'ils paraissaient
liés entre eux de liens d'amitié.
Lorsque je me tenais debout sur les marches
de l'école pendant la récréation se passaient beaucoup de choses.
Au quotidien, venaient souvent me rejoindre
sur ces escaliers quelques "passants" habituels.
Il y avait monsieur Stéphane, d'une
soixantaine d'années, dont je n'ai jamais su la définition officielle de poste,
mais dont je savais qu'il était affecté à l'écriture, à la calligraphie des
documents officiels, calligraphie dont il s'acquittait dans les règles de
l'art, avec moult pleins, déliés réalisés à la plume sergent major et à l’encre
violette. Il venait régulièrement prendre une pause dans son travail à l'heure
où je me tenais sur le perron, et il me faisait un brin de compagnie. Je n'ai
jamais eu l'outrecuidance de lui demander depuis combien de temps il
travaillait à l'école, tant je craignais probablement d'entendre en réponse que
l'école avait été construite autour de lui. Monsieur Stéphane m'a appris qu'à
Hanouka, l'année scolaire est terminée. On n'en a pas conscience, on croit même
que l'hiver va être interminable, mais c'est faux. A ce stade, tout est
déjà joué. Commençait-il déjà à calligraphier les bulletins de fin d'année à
cette époque ? Je l'ignore. J'ai en tout cas un peu appris à m'aligner sur son
point de vue. Même si l'hiver est long, la période comprise entre Pessah' et la
fin du mois de juin passe de toute façon en un éclair, et d'une certaine
manière, monsieur Stéphane n'avait pas entièrement tort.
Il y avait Juan, l'homme à tout faire, haut
de moins d'un mètre cinquante, mais vif, habile et la moustache espagnole en bataille.
Juan réparait, apportait, déplaçait, et s'agitait tout le temps. Il connaissait
tout le monde, et ce n'était vraisemblablement pas superficiel : alors que je
revins en visite à l'école pour la seule fois quelques 15 ans après l'avoir
quittée, il me reconnut et s’adressa instantanément à moi par mon prénom.
Tous me connaissaient là-bas par mon
prénom. Monsieur Messas avait bien essayé de me dire quelques semaines après la
rentrée que cela n'était pas convenable qu'ainsi les élèves me tutoient et m'interpellent,
mais je n'avais aucune alternative à proposer. Je ne voyais pas comment il
allait m'être possible de me faire appeler monsieur ou me faire vouvoyer.
J'écoutai donc la remarque du directeur avec respect - mais elle n'engendra
aucun changement. Lui le premier m'appelait Jean, mais en me vouvoyant
néanmoins.
Il y avait Jeanine, la secrétaire et l'âme
de l'école. Ses enfants étaient alors encore petits et ils jouaient avec les
élèves de l'école primaire. Elle était très accueillante, pour tous, et pour
mme Maarek et moi-même, qui étions les nouveaux arrivants, et son sourire, ses
conseils et sa présence attentionnée me restent présents malgré les années
écoulées.
Il y avait monsieur Harrus, directeur
légendaire de l'internat, qui était aussi souriant et avenant, mais qui ne
savait pas trop comment digérer notre irruption et le changement que cela
occasionnait dans les habitudes.
Il y avait monsieur Mimran et son aide
(comptable?) qui étaient aux commandes de toute l'administration des salaires.
Il y avait les anciens professeurs, mr
Kabla, monsieur Albert Messas, frère du directeur, le professeur d'anglais et
le professeur de français dont j'ai oublié les noms (comment se nommait ce
syndicaliste combattif qui se battait pour un sujet après l'autre comme si
l'avenir de tous était menacé ?), et il y avait Rosine Cohen, dont le fils
était dans ma classe et qui se mettait littéralement en quatre pour que la vie
me soit le plus agréable possible dans cet endroit qui m'était encore nouveau.
Et il y avait André Fish ( était-ce son nom
?) Il ne resta pas longtemps, et je ne le re rencontrai jamais, mais nous
avions bien sympathisé, avant qu'il ne m'annonce lors d'une récréation qu'il
quittait (je ne jurerais pas qu'il n'ait pas été remercié..?).
J’assistais souvent au départ des
travailleurs du matin qui partaient les uns après les autres, le directeur en
particulier, dont l’élégance ne passait pas inaperçue et que je voyais régulièrement
partir dans sa Renault 20 qui me paraissait à l’époque comme LA voiture de
directeur par excellence. Une fois, alors que je crus qu’il partait, il commença bizarrement à partir comme à pied …et
je découvris quelques secondes plus tard qu’il allait en fait à la rencontre d’un
visiteur de marque : monsieur le grand rabbin de Jérusalem, Shalom Messas,
père de David Messas. Je le vois encore
marcher sur la rue des Abondances, déserte à ces heures du milieu de l’après-midi,
vêtu à la marocaine, ou à la hyerosolymitaine, et le spectacle ne manquait pas
de saveur de voir ainsi arriver un personnage qui était simultanément « hôte de marque » et à la fois
personnage tant insolite et étranger au décor. Le directeur l’accueillit avec
énormément de respect et de révérence. Il ne venait visiblement pas souvent. Madame
Dayan, institutrice plus chevronnée encore que madame Maarek et qui s’était jointe
à nous dès la deuxième année me raconta quelques anecdotes sur le personnage qu’elle-même
avait connu encore du temps de leurs existence à Meknès au Maroc et pour lequel
elle exprimait le plus grand respect.
Il y avait aussi Johar Maarek, qui me
transmettait les élèves chaque début d'après-midi à leur sortie du réfectoire.
Elle était de naturel enjoué mais on devinait combien ceci était la couche
extérieure, combien la vexation ou un autre sentiment pouvaient instantanément tout
changer. Elle me raconta par exemple
comment on lui avait enseigné en début de carrière que la meilleure façon de se
sortir d'une inspection était de s'imaginer l'inspecteur sur la cuvette des wc
et comment cet « enseignement » l’avait accompagnée et protégée.
M'avait-elle raconté cela hors contexte ou
alors que surgit une nouvelle épreuve ? Je ne me souviens plus de la chronologie,
mais je sais que cette épreuve se présente à mon souvenir en immédiate
association avec ce que je viens de raconter :
Une partie de mes élèves avaient été en
classe de maternelle dans un autre haut lieu de l'éducation juive parisienne de
l'époque : le gan Montessori de madame Gordin.
Madame Gordin, veuve de Jacob Gordin, était
une vénérable femme déjà âgée et elle dirigeait de mon impression depuis
toujours ce gan qui se trouvait dans les locaux de l'ENIO, rue Michel Ange,
Paris XVIème.
Sa visite me fut soudain annoncée : elle
voulait me connaître, et probablement aussi Johar Maarek, afin de savoir si
elle pouvait envoyer ses élèves "chez nous".
J'appréhendais beaucoup cette visite qui se
produisit cependant, et je me retrouvai un beau jour avec une dixième
"élève" assise sur les chaises de la classe, assistant au cours que
je donnais. Elle ne parla pas, se fit aussi discrète que possible et tout se
passa au mieux : je fis se succéder comme d'habitude lecture et écriture, et
l'heure de la récréation (que j'imaginais heure de la délivrance) arriva assez
rapidement.
Les enfants sortirent dans la cour et
Madame Gordin commença à deviser avec moi, qui m'apprêtais à lui dire poliment
au revoir.
Du fait de son âge, elle avait comme un
mouvement involontaire qui la faisait doucement dodeliner de la tête. Quand
elle comprit que j'étais sûr qu'elle était sur le point de partir, elle se mit
soudain à dodeliner et je l'entendis me dire le plus gentiment du monde que
tant qu'elle ne m'aurait pas entendu enseigner les matières juives, raconter la
paracha de la semaine, elle ne partirait pas.
Je n'avais d'autre choix que
m'exécuter...et le résultat fut loin d'être mauvais. Cette séance fut en fait
le début d'une relation que nous eûmes Marianne et moi, avec Madame Gordin, que
nous appréciions beaucoup, et qui semblait nous rendre la pareille. De plus,
j'avais un grand respect pour ce qu'elle incarnait, et en particulier cette
méthode Montessori qui me paraissait bien plus avantgardiste que ce que je voyais
et qui me déplaisait dans les classes de l'enseignement traditionnel.
Cette école primaire, à ce stade, était
loin d’avoir une quelconque définition, si ce n’est celle d’être un projet en
cours de réalisation. Comme je l’ai indiqué dans le premier chapitre, il ne
semblait pas y avoir un quelconque autre projet que celui de répondre à une
demande. Une demande d’école primaire juive à une époque où celles-ci
commençaient à se répandre en France, et principalement en région parisienne.
Hanouka 5736 ( déc.1975)
Toujours est-il que l'arrivée de ces tout
petits enfants dans cette vieille école de "grands" semblait redonner
un coup de fouet à tout l'ensemble. Les adultes semblaient fondre de plaisir,
et les enfants se sentaient à juste titre comme le clou du spectacle, comme en
témoignent les quelques photos de cette fête de tou bichevat fêté pour la
première fois à l’école Maïmonide avec les enfants de l’école primaire en
grande représentation, orchestrée par une équipe qui était déjà passée de deux
à quatre après les arrivées de Mme Dayan et de Gueveret Leibovici, dite
« hamora Aliza ».
A
suivre.
J'attends avec impatience la suite de ce doux feuilleton:) merci Jean, d'avoir partagé!
RépondreSupprimerJean, en tant qu'ancien élève et sans vouloir fayotter (les conseils de classes sont passés depuis longtemps), je tiens à te remercier sincèrement pour tout ce que tu as fait pour nous. C'est rare d'avoir la chance d'apprendre avec un enseignant aussi passionné, pédagogue, impliqué et humain. Tu as déclenché cette soif d'apprendre, tu as cru en nous. Bref... Merci !
RépondreSupprimerJ'ai été tres ému par ton texte, les photos et ce retour en enfance improbable, au détour d'un clic impromptu dans un taxi de retour de vacances. Tu as déclenché une tornade de souvenirs qui s'entrechoquent. Certains heureux, magiques, d'autres plus douloureux... Tous jugés par nos yeux d'enfants insouciants et confus de cette époque oú tout à commencé pour nous. C'est aussi très captivant et rafraîchissant de revivre cette période avec la nouvelle perspective de ton point de vue. Tu l'as compris, j'ai hâte de lire la suite...
Stéphane Lebrati
Hadesh Yemenou Kekedem : Renouvelle nos jours comme au début, c'est en lisant ton blog que ce verset m'est venu à l'esprit, 37 ans après ce Tou Bichvat ou ces quelques jours de classes vertes à Chamrousse l'odeur du cigare de M. Harrus (Z'L), le son de ta voix et la rigueur de Mme. Dayan m'accompagne en permanence... Pessah Cacher Vasameah David
RépondreSupprimerKarpel?
RépondreSupprimerKarpel?
RépondreSupprimerDavid ! Karpel ou Malka ? Dévoile-toi !
RépondreSupprimerDavid ! Karpel ou Malka ? Dévoile-toi !
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